Les derniers jours d’un immortel (Vehlmann & De Bonneval)

Par Mo

Vehlmann - De Bonneval © Futuropolis - 2010

« Je ne sais pas trop. Je dirais qu’il a dû me tuer vers 19h. Je l’ai croisé alors que je me rendais chez des amis. Nous avons discuté un peu et… ».

Lorsqu’Elijah recueille les propos de cette victime, il est loin d’en être à sa première affaire. Cet homme mystérieux est là pour inciter ses interlocuteurs à mettre en mots leur expérience et apaiser les conflits entre les individus. Elijah est un Immortel, autrement dit un agent de la Police philosophique de la Communauté Universelle. Son travail consiste à résoudre les différends entre des individus d’espèces différentes, un médiateur chargé de veiller à ce que les différents peuples vivent en harmonie, un garde-fou à la paix interplanétaire.

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De nos jours, alors que l’espèce humaine cafouille encore allègrement sur les notions de droits des peuples, de respect de l’autre, de tolérance… Fabien Vehlmann imagine une société futuriste dont la préoccupation majeure est de veiller à ces fondamentaux à une échelle interplanétaire. L’auteur fantasme donc sur l’acceptation des « codes culturels » – pour reprendre une expression de l’ouvrage – de chaque peuple. J’ai perçu ce monde fictif comme un étirement paroxystique des maux de nos sociétés actuelles d’autant que la réflexion impulsée par l’album s’ancre parfaitement dans notre réalité de lecteur. Alors à la question de savoir si j’ai trouvé tout cela crédible, ma réponse est “oui” sans aucune hésitation !! Vehlmann développe un récit pertinent et exploite de nombreux fantasmes de l’espèce humaine : maîtrise de toutes les formes de technologies, maitrise de la matière pour la rendre malléable (eau, feu…), maitrise des modes de transports (téléportation, voyage sidéral…). Il joue de plus avec le concept de l’immortalité. Dans ce monde, certains hommes ont la possibilité de se cloner, la multiplication de ses doubles lui permet de prolonger son existence. La mort n’a plus d’emprise sur les individus, la notion de temps est devenue relative.

Nous avons beau être devenus immortels, tout reste toujours une question de temps.

On découvre ainsi ce qu’est devenue l’espèce humaine. Nos descendants sont notamment parvenus à abolir de nombreux tabous culturels. La sexualité est devenue un sujet de conversation banal et décomplexé, il est aussi simple d’en parler que de parler du dernier concept théorique à la mode ou du dernier film visionné. L’individu semble asexué, le plaisir charnel est devenu un désir mineur, le jeu de séduction est tronqué car il est désormais possible de moduler son apparence physique au gré de ses humeurs et de ses lubies. Le corps est presque vulgarisé, abaissé à l’état d’objet, c’est un accessoire. De fait, le besoin de procréer n’est plus soumis à aucune horloge biologique mais les prétendants à la parentalité sont moins nombreux.

En attendant, j’aime bien mon corps comme il est… banal et fade.

Le rapport à soi et à l’Autre est soumis à de nouvelles lois. L’existence des clones permet désormais de se parler à soi-même. La notion d’identité a donc évolué, chaque double d’un même individu est un prolongement de sa personnalité (à l’identique) bien que chaque double soit en mesure de vivre sa propre expérience jusqu’à la nécessité d’une fusion salvatrice avec le « corps premier » (destiné à retarder l’instant où l’individu passe de vie à trépas). Mais dans ce réseau d’Immortels, la jouissance de pouvoir vivre éternellement à un prix (mais je ne vous le dévoilerais pas dans cet article).

Une ambiance difficile à décrire car tout est prétexte à découverte. On cerne vite la personnalité du héros, un mélange de flegme et de spontanéité, un homme fin et intelligent. Sa réflexion est cohérente, logique. Son érudition est très agréable. Il guide le lecteur l’apprentissage de ce monde futuriste. Grâce à lui, on accueille sereinement l’étrangeté des situations auxquelles l’album nous confronte. On s’investit dans ce récit, comme si Elijah avait la responsabilité de cette transmission de savoir et que le lecteur n’était autre qu’un stagiaire en plein apprentissage de la vie. Quoiqu’il en soit, j’ai été un spectateur très attentif de cette histoire !

On réapprend donc à vivre sur Terre en tenant compte de concepts totalement nouveaux. Imagines-toi vivre 400 ans et décider du moment de ta mort !!! Imagines-toi capable de te décupler et d’employer tes doubles pour te seconder dans ton travail ou te permettre de procrastiner !! Imagines-toi changer d’apparence comme bon te semble !…

J’ai apprécié le travail réalisé autour des jeux de contrastes. Cela se traduit par la création d’une ambiance graphique où le trait minimaliste met en valeur l’excentricité des décors. Je m’explique : la monotonie apparentes des couleurs de Gwen de Bonneval atténue grandement le coté clinquant de cet univers. De même, son trait précis (et dépouillé) ramène en permanence le lecteur à la vision qu’Elijah semble avoir de son environnement. En somme, même si l’architecture imposante des bâtiments ou l’excentricité de certains costumes invitent -de façon récurrente- le lecteur à projeter ses propres couleurs sur les illustrations de Gwen de Bonneval, la colorisation des planches et les dessins minimalistes ont tendance à ramener le lecteur à la raison et à se concentrer sur le point de vue du héros.

Enfin, l’intérêt de cet album réside également dans la qualité de son scénario. Prenons l’exemple du conflit majeur qu’Elijah va devoir médiatiser : celui entre deux espèces originaires d’une même planète. D’un côté, les Ganédons : une organisation sociale où les rapports entre les individus sont codifiés et théâtralisés ; chaque individu reçoit un livret qui contient le rôle qu’il doit apprendre (statut social, fonction…), une « légère part d’improvisation » lui permet d’interpréter à son avantage certains éléments de son personnage et ainsi, s’il est suffisamment subtil dans cette interprétation, il pourra agir plus librement dans le système sociétal… La société des Ganédons prône le paraître. De l’autre côté, dans les sous-sols de la planète, vivent les Aleph ; ce sont de grandes créatures qui communiquent par sons et qui n’ont pas « éprouvé le besoin de construire de bâtiments ou de construire des outils ». Cette société archaïque communique via les codes de sa culture musicale.

Il ne faut pourtant que peu d’artifices au scénariste pour nous faire entendre la complexité de la situation et l’impossible dialogue entre ces deux peuples. Pour ne pas alourdir son propos, il a trouvé un jeu d’écriture qui lui permet de faire ressortir plusieurs degrés de compréhension afin que le récit ne perde de sa fluidité. Comme le Ying et le Yang, ces deux races colocataires d’une même planète sont aussi différentes et complémentaires que le noir et le blanc. Sur cette bichromie naturelle, ce gris-bleuté est-il dû à la présence d’Elijah ?

Un policier-philosophe au centre de ce récit !

Déroutant, atypique, original mais on ne perd pas le fil et le dénouement est émouvant. Je vous recommande chaudement cette lecture surnaturelle, cynique, loufoque, intelligente… les définitifs ne manquent pas pour saluer la qualité de cet album !

Extraits :

“Pour être tout à fait franc, humanoïdes ou pas humanoïdes, la difficulté de compréhension est exactement la même. En revanche, ce qui entre effectivement en jeu, c’est notre manière d’anticiper cette rencontre” (Les derniers jours d’un immortel).

“- Je ne t’ai pas dit, mais j’ai mis fin à mes jours il y a un an.
- Et tu ne m’as pas invité à tes funérailles, donc.
- Ben non, comme tu vois.
- Je peux savoir pourquoi ?
- J’avais mes raisons, mais je n’ai pas particulièrement envie d’en parler maintenant… J’ai vraiment plein de trucs à terminer avant de disparaître” (Les derniers jours d’un immortel).

“- Sur quoi êtes-vous en train de travailler ?
- Le comique préhistorique.
- Ah bon ?
- Ne vous moquez pas, c’est très sérieux.
- Je ne me moquais pas. Vous voulez dire que certaines de ces peintures dénotent d’un réel sens de l’humour ?
- Sous une de ses formes premières, oui. La difficulté, c’est précisément d’en saisir les nuances et les articulations. Je tente de mettre en lumière les premiers jeux entre signifiant et signifié” (Les derniers jours d’un immortel).

“- Iseult m’a dit que vous faisiez souvent l’amour ensemble. C’est un truc que j’ai du mal à comprendre. Ça vous sert à quoi ? Je veux dire, comparé au moindre des plaisirs artificiels, l’acte sexuel est complètement fade non ?
- Oui. C’est là son intérêt. Les plaisirs extrêmes ne proposent qu’une excitation immédiate, qui s’épuise à peine elle est consommée et qui nécessite une constante surenchère. Tandis que les choses fades ne se laissent jamais complètement appréhender par les sens. Elles restent au seuil de tous les possibles. Voilà pourquoi la fadeur reste inépuisable” (Les derniers jours d’un immortel).

Les Derniers jours d’un immortel

One Shot

Éditeur : Futuropolis

Dessinateur : Gwen de BONNEVAL

Scénariste : Fabien VEHLMANN

Dépôt légal : mars 2010

ISBN : 978-2-7548-0158-4

Bulles bulles bulles…

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Les derniers jours d’un Immortel – Vehlmann – Bonneval © Futuropolis – 2010