En tous les cas, pas ici, pas sur cette terre, pas pour moi.
Ai-je déjà su le faire ? Je n’en suis pas certain. Serrer un corps contre moi, le protéger, vouloir son bien, par-dessus tout. Rien que son bien. Pas le mien. Par-dessus tout.
Je n’en suis pas certain.
La lumière filtre légèrement par l’interstice des volets tirés. Il fait jour. Ils vont bientôt rentrer, monter bruyamment les stores, faire entrer le soleil, donner à tout, à cette chambre, un éclat si cru, si désespérant, l’éclat d’une fin qui me ressemble, morne et esseulée.
Je profite du calme qui précède l’entrée des aides soignantes. Je redoute leur présence conviviale, le sourire qu’il me faudra leur prodiguer, bien malgré moi.
« Vous allez bien Monsieur Thomas ? ».
Je ne leur réponds jamais. Elles le savent. Leur regard évite le mien, glisse sur les taches à accomplir, le plateau du petit-déjeuner à déposer.
Que pourrais-je leur dire ? Que je ne vais pas bien, que je vais même crever, sans doute bientôt. Que voilà, c’est ainsi. Que je me meurs d’une mort programmée. Qui se soucie des états d’âme d’un vieil homme renfrogné ?
Je sens déjà mon corps se détacher de moi, doucement. Je le sens inerte sous les draps, comme sur le départ. Mon corps a fait ses bagages. Il ne m’a rien demandé. Il a décidé, sans préavis, qu’il m’avait suffisamment porté, qu’il pouvait, à présent, se reposer, sans moi.
Mon esprit embrumé cherche au fond de sa mémoire le souvenir d’un amour passé, auquel s’accrocher un instant. Il cherche parmi les éclats des visages qui défilent celui qui a su le retenir assez longtemps pour faire battre son cœur. Il tente un retour vers une vie, ancienne, plus vive, plus réelle.
Je ne sais plus. J’enfonce ma tête dans l’oreiller et me perds dans la contemplation d’un plafond sans couleurs.
Justine ! Ca y est, je me souviens… Justine.
Une bouche rose et des cheveux châtains, déployés, s’agitent tout à coup devant moi. Comment ai-je pu oublier ce sourire, ces fossettes joyeuses et cet aplomb sans bornes ? Oui, c’est vrai, il y eut Justine.
Je la vois, comme si c’était hier, dévaler les escaliers de notre immeuble, sans se soucier du bruit qu’elle faisait, sans se douter que le heurt de ses talons contre les marches en bois résonnait jusque dans les appartements voisins. Je la vois s’ébrouer dans le froid du matin, effrayer le chat du gardien et s’envoler au coin de la rue, son manteau derrière elle, comme une cape.
Justine me fascinait. Elle me semblait mystérieuse et irréelle. Elle était pourtant à peine plus âgée que moi. Je passais des heures dans les escaliers à guetter son passage. Bien souvent, dans sa précipitation, elle me gratifiait d’un éclat de rire, amusée que le livre que je lisais pour me donner une contenance s’envolât dans un bruissement de feuilles froissées.
Justine, qui se souciait si peu de mes quatorze ans, et de mon cœur en miettes. Justine qui m’a regardé avec un peu plus d’intérêt lorsque j’en ai eu dix-sept et que ses dix neuf ans alourdissaient ses pas. Justine que j’ai découverte, un matin, en pleurs, dans un recoin du hall d’entrée de notre immeuble.
J’entends au loin les chariots du petit déjeuner heurter les portes coulissantes qui séparent les services. Elles ne vont plus tarder… Je perçois déjà le souffle de leur présence, si vivante, si bruyante.
Je voudrais qu’elles me laissent encore, un instant, penser à ce moment du passé, si lointain, sentir sous ma peau des muscles adolescents, capables à l’époque de soulever ce grand corps affaissé, muscles à peine capables aujourd’hui de traîner le porte goutte-à-goutte jusqu’aux toilettes. Je voudrais pouvoir retenir, ce matin, le souvenir de ce qui ne m’arrivera jamais, jamais plus.
Justine. Je l’avais soulevée jusque dans notre appartement. Elle s’accrochait à mes épaules comme un petit chat perdu, effrayé. Je ne savais pas quoi faire de ce grand corps, pelotonné sur mon lit, visiblement en détresse. Nous étions seuls et l’appartement était silencieux. Mes deux parents travaillaient.
Je me souviens avoir, maladroitement, soulevé les mèches de cheveux qui recouvraient son visage, lui avoir caressé un instant la joue, lui avoir préparé un thé brûlant qu’elle a laissé refroidir, sans l’avoir bu, sur ma table de chevet. Je me souviens de mon trouble de la voir là où je désespérais depuis toujours de la voir, et de mon incapacité à la faire parler. Je me souviens du jour qui baissait, au dehors, et de ses larmes qui n’en finissaient plus de couler.
« Vous allez bien Monsieur Thomas ? »
Martine, l’aide soignante du jour, vient de pénétrer dans ma chambre. Sa collègue, restée dans le couloir, farfouille dans le chariot à la recherche d’une cuillère et d’un couteau pour le plateau suivant. Comme prévu, elle soulève violemment les volets, après avoir déposé près de moi le plateau du petit-déjeuner, au café fumant.
Sans attendre une réponse de ma part à sa question rituelle, elle redresse mon lit, cale l’oreiller derrière mes épaules, vérifie le goutte-à-goutte, tout en sifflotant un air que je ne reconnais pas. La porte se referme enfin sur sa blouse blanche. J’entends ses sandales en plastique se diriger vers la chambre d’à côté. J’ai devant moi, encore, quelques minutes de tranquillité.
Justine s’était tout à coup redressée, avait regardé l’heure sur le réveil qui me tirait du sommeil chaque matin, avait déposé sur mon front un baiser brûlant et s’était enfuie de notre appartement, sans explications. J’étais resté stupide, dans le noir de ma chambre, à regarder un lit vide, sur lequel persistait la trace d’un corps que je n’avais même pas touché.
Mes parents m’avaient rapporté le lendemain, avoir entendu dans les escaliers, des nouvelles de Justine. Il était question d’un départ précipité, étrange, vers la capitale.
« Elle doit être enceinte. », assura ma mère, avec un haussement d’épaules.
Je comprenais la honte d’une situation, délicate à l’époque, je comprenais les larmes de la veille, je ne comprenais pas toutes les implications de ce départ précipité.
Justine a disparu de ma vie, pendant de longs mois, et j’ai fini par l’oublier, peu à peu.
Lorsque Justine est revenue vivre dans l’appartement de ses parents, un silence pesant a couru dans les escaliers, comme une onde froide. Personne n’a jugé bon d’émettre un commentaire sur ce retour surprenant. Même le chat du gardien ne s’enfuyait plus au passage de ses souliers.
Justine a repris ses études, là où elles les avaient interrompues, comme si aucune rupture n’était venue fêler son existence. Son visage, autrefois rose et bourré de fossettes, était toujours d’une même couleur blême et fade, quel que soit le temps. Lorsque je la croisais, elle ne m’adressait plus aucun regard, comme si, jamais, rien ne s’était passé entre nous, comme si son corps ne s’était jamais lové, en pleurs, sur mon lit d’adolescent.
Je ne ressentais plus pour elle, pour ce qu’elle était devenue, les sentiments qui m’avaient agités auparavant, je ne ressentais plus ce désir, fort, bouleversant, de la protéger, de recueillir son rire, d’embrasser à perdre haleine ses cheveux bouclés. Je ne l’aimais plus.
Martine entre dans ma chambre, à nouveau, elle vient chercher le plateau, à peine entamé.
« Il faut manger, Monsieur Thomas ! », me dit-elle d’une voix que je juge un peu adoucie, au regard de son ton habituel.
Ses yeux rencontrent les miens, un instant. Je sais qu’elle sait, je le vois dans son regard. Elle sait que je sais, elle le lit dans mes mains qui tremblent et esquissent un geste résigné. Il me semble que ses épaules se sont un peu affaissées lorsqu’elle quitte la chambre. J’entends, quelques minutes plus tard, son rire résonner dans la chambre d’à côté. Qui se soucie des états d’âmes des aides soignantes, et de leur combat constant, pour garder le sourire, seul remède contre la morosité ? Qui se soucie de ce qui se passe dans ce lieu, des étincelles de vie mises de côté ?
J’étais sortie de la vie de Justine sans y être jamais entré. Elle était sortie de la mienne, sans le savoir. Je ne me doutais pas, à dix-sept ans, que je n’aimerais plus jamais, et que cela me manquerait, tout à coup, à l’approche de ma mort. Qu’aimer, pour de vrai, était la seule chose que je regretterais soudain, un matin de printemps, au réveil.
Serrer un corps, contre le mien, le protéger, vouloir son bien, par-dessus tout. Rien que son bien. Pas le mien. Par-dessus tout.
Aimer, un point c’est tout.