L'Opéra de Paris reprend "Orphée et Eurydice", le ballet chorégraphié par Pina Bausch entré au répertoire en mai 2005. La chorégraphe allemande avait jeté très tôt son dévolu sur la partition expressive et lumineuse de Christoph Willibald Gluck, dès 1975 à Wuppertal. Orphée est désormais un "classique" du Tanztheater. Mille fois adaptée, l'histoire du fils de Calliope et de la nymphe Eurydice devient sous la direction de Pina Bausch une œuvre tumultueuse et glaçante qui redonne au récit antique des accents tragiques et contemporains.
Chacun se souvient du mythe retranscrit par Ovide : Eurydice se fait piquer par un serpent le jour de ses noces. Orphée part à sa recherche sur les routes pavées de bonnes intentions. Fils de muse, il sait charmer de sa lyre enjôleuse les animaux sauvages et réussit à endormir Cerbère, le monstrueux chien à trois têtes, vigile assermenté de l'entrée des Enfers où Eurydice a été dirigée pour une raison que le mythe ne dit pas. Après diverses péripéties, Orphée parvient à négocier la sortie de son épouse sous condition : il ne doit pas se retourner avant qu'elle ne soit définitivement sortie de ce lieu surchauffé. Mais l'impatient ne peut s'empêcher de jeter un coup d'œil. Et là...c'est le drame ! Eurydice repart au deuxième sous-sol après avoir vainement tenté de s'accrocher aux bras de son époux impatient. Sur ce canevas infernal, Pina Bausch a tissé un écheveau hallucinant.
D'abord en en glissant sur les conventions.
Aux deux protagonistes principaux (Orphée est l'Amour, Eurydice, La Mort) conventions héritées de l'ère baroque s'ajoute Amour (qui incarne la jeunesse) intercesseure(dirait-on aujourd'hui) auprès des dieux et qui décroche un "coupe-fil" spécial VIP pour les Champs-Elysées. Puis, en adoptant dramaturgie simple en quatre tableaux (Deuil, Violence, Paix, Mort), Pina Bausch a pratiqué quelques sacrifices narratifs (notamment une résurrection d'Eurydice, désormais facultative) elle donne la parole au Chœur qui joue dans la fosse un rôle antique comme dans une tragédie. Enfin, Eurydice, Amour et Orphée sont doublés sur scène par leurs jumeaux chantants tout de noir vêtus (Maria Riccarda Wesseling, Yun Chung Choi, Zoé Nicolaïdu) avec bel effet de dédoublement, d'opposition, d'échos parfois, de schizophrénie souvent sous la direction ferme et expressive de Manlio Benzi qui succède à Thomas Hengelbrock. Résultat de cet agencement magnifique, un ballet qui n'a pas pris une ride, au décor sobre et efficace dont l'acmé retrouvé avec bonheur est sans doute cette balade au séjour des morts, ou encore dans ce déroulage de pelotes incroyables par des fiancées borgnes déjà veuves empêchées de faire des offrandes. Ou encore dans ce cerbère tricéphale incarné superbement par Vincent Cordier, Aurélien Houette et Vincent Chailler, vigiles forgerons.
Trente ans cinq après, la chorégraphie de Pina Bausch provoque toujours le même frisson, le même envoûtement. Pas une ride dans cette scénographie intelligente où tout fonctionne en harmonie (chant, danse, décors) économe et efficace dialogue avec des danseurs au sommet de leur art. Marie-Agnès Gillot, juste remise d'une blessure est extraordinaire dans le rôle : hiératique, grave, ample elle trace dans l'espace les lignes souffrantes du désarroi d'Eurydice. Stéphane Bullion, Orphée nu au corps blême des crucifiés, imprime un dolorisme recueilli, incarne à merveille l'échec absolu d'Orphée. Il exprime par le corps la douleur ressentie par le personnage de ne pas avoir su faire confiance à l'être aimé, message principal de cette œuvre sombre et morale.
Une douleur sans doute souhaitée par le compositeur lui-même qui demandait déjà au chanteur de l'époque de crier, à la vue de la dépouille d'Eurydice, "comme si on lui coupait la jambe". Une douleur qu' a su retranscrire dans ces suites gestuelles d'implorations, de pronations, de mouvements anecdotiques parfois ou de supplications celle qui répétait volontiers que ce qui l'intéressait dans la danse, ce n'était pas la façon dont les gens bougent , mais ce qui les remue.
ORPHEE ET EURYDICE / Opéra dansé de Pina Bausch sur la scène du Palais Garnier du 4 au 16 février 2012.