Du voyage comme diaspora du désir
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Patricia Reznikov, La nuit n'éclaire pas tout
Patricia Reznikov fait partie de ces auteurs capables de nous procurer des surprises, de nous intriguer et de nous passionner. Elle nous fait éprouver ce fameux « plaisir du texte » dont Barthes s’était fait le héraut. Son dernier roman, La nuit n’éclaire pas tout, est une belle réussite. Il échappe au canevas classique du genre sans entrer dans les périlleux dédales de l’expérimentation. Oui, il nous donne beaucoup de plaisir, mais aussi nous procure d’autres sentiments, un peu de tristesse, souvent de la mélancolie, parfois même de l’affliction, sans jamais pour autant distiller tristesse et ennui. Je pourrais même dire que le ton est enjoué, le style enlevé, l’expression heureuse.
L’intrigue ? Il n’y en a pas à proprement parler. Et pourtant le mouvement ne manque pas : on ne cesse de parcourir l’Europe en tous sens, d’Amsterdam à Londres, en passant par Turin, pour toujours revenir dans un Paris qui a conservé sa beauté nostalgique – un Paris situé entre le réel et l’imaginaire, entre sa vérité et son mythe. Le héros de cette aventure est-il Benjamin Himmelbar, un écrivain déjà âgé, revenu de tout ou presque, ou Héloïse, une jeune fille, curieuse, impérative et excentrique qui l’entraîne à la suivre dans ses folles randon- nées n’obéissant qu’à ses impulsions ?
Comment ne pas voir ces pages comme un art du voyage, qui est aussi un art amoureux ? Comment ne pas le regarder comme une aventure entre deux êtres qui s’inspirent l’un l’autre alors que si peu de choses devraient les rapprocher ? Et s’il s’agissait de la mise en scène de la relation étrange entre un romancier et sa lectrice ?
Ce n’est pas tant un périple dans l’espace des villes qu’une circumambulation dans des cultures qui ont façonné un être, au fil du temps et des épreuves, comme si nos personnages apparte- naient à une diaspora de gens du voyage intérieur.
Ce qui est le plus admirable dans ce roman, c’est la vie qu’elle magnifie, malgré toute sa pesanteur et les désillusions qu’elle charrie, c’est la faculté de son auteur de rendre non seulement crédibles, mais aussi émouvantes et palpables, les émotions suscitées par ces aventures qui se situent à mi-chemin entre Conrad, les livres de voyage de Morand et les errances de Rilke. Cela le rend inclassable et, de ce fait, attirant. Patricia Reznikov nous apprend que le chemin (comme une interprétation occidentale du tao) est tout. Les accidents qui surviennent sur la route sont les moments de l’enseignement, de l’expérience, de la création. Le roman est l’histoire de deux figures en miroir qui déjouent le mythe de Faust : le vieil homme conserve sa jeunesse et la belle et légère Héloïse apprend à vieillir (c’est-à-dire à construire son propre théâtre de la mémoire) sous ses formes adorables. C’est au milieu des fantômes des poètes des siècles passés que leur vie trouve paradoxalement sa dimension concrète et s’accomplit.
Gérard-Georges Lemaire
La nuit n’éclaire pas tout, de Patricia Reznikov, Albin Michel, 352 pages, 20 euros.