Paul Nizan: « Il faut des moralités pour satisfaire les fallacieux impératifs catégoriques dont sont gravées les cervelles de cette pauvre humanité »

Publié le 15 février 2012 par Donquichotte

Paul Nizan

« Complainte du carabin qui disséqua sa petite amie en fumant deux paquets de maryland »

Le titre annonce correctement l’histoire. Pas besoin d’en rajouter.

Quel livre étonnant d’un auteur – celui que je connais après Aden Arabie et Les chiens de garde – dont j’attends à coup sûr un texte politique.

Mais un conte tel que celui-ci, pas un récit, ni un « lai » pleureur, mais plutôt une fable ou farce macabre, ou mieux, un poème noir, sinon un « exercice de style cinglant », laisse pantois (décontenancé par la surprise, sinon l’émotion, ou encore ahuri, et un peu déconcerté : il m’a fallu le relire 3 fois pour y trouver toutes ces perles d’écriture, et je crois que le mot n’est pas trop fort), moi, le lecteur. Horrifiés ou même malades de dégoût, d’autres lecteurs, sans doute. Peu importe.

Voilà, je suis à l’aise avec ce conte, parce que Nizan m’a enseigné, et il l’écrit, « un sentiment comique de cette terrestre et provisoire existence, provisoire qui ne viendra jamais à bout de son définitif ». Oui, Nizan festine, gorgé de mots crus, de son cru.

Extraits du texte de Nizan: j'ai si peu à ajouter.

Un but à  ce livre ?

« Il faut des moralités pour satisfaire les fallacieux impératifs catégoriques dont sont gravées les cervelles de cette pauvre humanité ».

L’incipit ?

L’entrée lente : « Arrivé hier après un voyage où nul lien postal ne l’avait attaché à la ville, le coup de téléphone apitoyé d’un ami – avec grésillements et ménagements lui apprenait la mort à l’hôpital de l’Amie d’avant le voyage – d’un amour qui avait pris en un an le loisir de s’incruster par de mystérieuses racines aux parois de sa conscience ».

L’entrée lourde : « Et puis, mon pauvre vieux, comme personne ne la réclamait, elle est à la dissection chez les types de première année – ne coupez pas mademoiselle. – J’aurais voulu vous prévenir à temps... mais où étiez-vous seulement ? »

André est du groupe de première année, il comprend qu’on lui réserve ce travail - couper.

« À l’hôpital, il vit s’ouvrir la salle de dissection si blanche, si ripolinée, si ironiquement salon d’automne 1922... 

il franchit le seuil des reconnaissances, la cruauté inconsciente des « Comment allez-vous,... » il chercha des yeux avec angoisse cette chose qui l’attendait. Et ce point d’honneur à ne montrer nul émoi... L’odeur, hier sentie à peine par la grâce de cette vieille compagne habitude, le noya : phénol, relents fades et aigres par degrés de corruption, d’éviers mal entretenus... »

Et il trouva...

« Ce fut tout ça son amour maintenant sur le dos à la dérive, jambes écartées, mains lâches vers le sol comme des rames à l’abandon. Rouge sombre, jauni ou bruni par plaques, selon la gamme des dissolutions prochaines ».

« On n’a disséqué que la jambe. Vous vous chargez du reste ? »

« La profanation sera moins grande venue de lui : droits anciens sur ce corps après comme jadis. Le froid limpide de l’acier, le froid mou des chairs suintantes glacèrent ses trente-sept degrés centigrade de vivant... Il se souvenait de la tiédeur d’autrefois : le présent n’était plus qu’un cauchemar inactuel... Le parfum du péritoine scindé fit osciller dans ses aigres nappes tout son courage. L’image de la femme aimée s’abolissait dans la présence de ces cellules demain désagrégées ».

« Mais l’idée qu’il contribuait à la détruire, qu’il se faisait le suppléant au ver et au cercueil éleva en lui des relents de métaphysique et de morales outrées, quoique son chagrin se dispersât lentement, balayé par un immense dégoût ».

« Elle n’était plus qu’une chose sans nom, privée de la personnalité restreinte et légale des morts, un instrument de travail... une petite masse de cendre s’écroula d’un bloc, prenant une décision depuis trop de temps différée, grésilla au fond de la poitrine ».

« Une jeune fille qu’il connaissait (part de sa deuxième vie où la morte n’avait pas eu de rôle, qui était tissée des jours où l’on dîne en ville, et où l’on revêt son smoking), un serre-tête balnéaire autour d’un front qu’on pensait plus destiné aux fêtes mondaines qu’à celle-ci, de la vie et de la mort, lui demanda : Ça marche ? Il répondit : Pas mal : tuberculose pulmonaire... »

« Dites... est-ce que vous pouvez venir dîner ce soir chez moi... mes parents seront heureux de... ».

« Il regarda la morte, la vivante était jolie ».

« Ce soir ? Pourquoi pas ».

« Par degrés, il percevait mieux le ridicule de la situation, et combien c’était la morte qui était ridicule – et non pas eux ».

« Elle manquait à toutes les habitudes traditionnelles des morts : les morts se cachent, les morts ont du tact... »

« André pensa : elle nous embête. Il jeta sa trente-huitième cigarette et partit ».

« Son ami acheva la dissection. Il lui dit : Gardez-moi la tête. Ça me fera un souvenir. Il l’eut ».

Le lecteur, qui, en dépit des apparences,

reste le premier personnage,

écrit Nizan, attend sa moralité.

Il la trouvera de sa propre initiative :

car elle s’impose.

 « Qu’il bêle, qu’il bêle obstinément vers l’Inconscient, sûr refuge de son cœur, Dieu qu’il cache en lui, qu’il parle sans le savoir, comme un Saint Sacrement ; qu’il bêle, qu’il bêle vers lui, amoureux du Néant, doux simple et bouddhique comme les enfants. Bientôt je lui apprendrai à chanter en chœur : »

« L’inconscient c’est l’Eden au levant que tout

(saigne.

Sans songer : Suis-je moi ? Tout est si

(compliqué,

Où serais-je à présent pour tel coche manqué ?

Sirote chaque jour ta tasse de néant ».

Je trouve étrange de relater un petit texte de 19 pages, et d’en rapporter presque in extenso 5 pages.  Peu importent mes mots, ceux de Nizan disent mieux.