Depuis le début de l'année, le brut américain se négocie très en dessous des cours du baril de Brent. Une situation inédite, qui ne peut s'expliquer que partiellement, juge un nombre croissant d'experts de premier plan. Une journaliste du site internet du Financial Times suggère une manipulation de la banque centrale américaine. Sa hiérarchie la soutient.
Sur le marché du pétrole brut, il existe deux prix de référence : celui du baril de Brent de la mer du Nord et celui du West Texas Intermediate (WTI), le brut léger américain. Le prix du Brent est devenu le repère principal du marché, puisqu'il sert à négocier les deux tiers des contrats internationaux. Le WTI, lui, est avant tout utilisé pour les contrats du seul marché nord-américain.
Le WTI a longtemps été légèrement plus cher que le Brent. C'était logique, puisque le WTI est un pétrole brut plus léger que le Brent, par conséquent moins cher à raffiner, et donc plus recherché. Mais depuis le début de l'année, cette tendance traditionnelle s'est radicalement inversée. Un écart de 26,40 dollars séparait hier le cours du WTI (83,60 dollars) de celui du Brent (110 dollars).
Cette nouveauté est expliquée par deux facteurs convaincants : d'un côté, l'explosion de la demande de la Chine et de l'Inde, qui négocient la plupart de leurs contrats sur la base de la valeur du Brent ; de l'autre, un engorgement du marché américain, dû à l'augmentation très forte de la production de sables bitumineux canadiens et à la relative mollesse de la croissance de la consommation aux Etats-Unis, induite par la crise.
Mais pour certains analystes de premier plan, ces explications commencent à apparaître un peu courtes pour justifier l'ampleur et la stabilité de l'écart entre la valeur du WTI et celle du Brent (entre 25 et 30 % depuis cet été).
Izabella Kaminska, une journaliste du Financial Times spécialiste de l'énergie et des politiques des banques centrales, défend une explication scandaleuse dans un post daté du 30 août, qui fait depuis pas mal de bruit dans les salles de marché des matières premières : selon elle, le prix du WTI serait manipulé par la Fed, la banque centrale américaine.
Dans un style que l'on s'attend à trouver sur un site complotiste plutôt que sur 'Alphaville', blog très pointu du quotidien économique le plus réputé de la planète, Izabella Kaminska écrit :
« Est-ce qu'une sorte d'intervention du gouvernement ou du secteur privé inspirée par la Fed pourrait être à l'origine du mystère ?Suivent des extraits de cinq analyses publiées aux cours des dernières semaines, qui toutes constatent les mêmes incohérences.
Il est improbable, bien sûr, que nous en soyons un jour certains. Mais voici toutefois une série d'analystes qui notent de plus en plus que quelque chose de très étrange est en train de se passer sur leur marché. Quelque chose qui ne peut être expliqué ni par les fondamentaux [de l'offre et de la demande], ni par les flux financiers. »
Dans une note de conjoncture, la banque Barclays relève qu'à Cushing (Oklahoma), principal site d'entreposage de brut aux Etats-Unis, les stocks « sont au plus bas depuis novembre 2010 », c'est-à-dire avant que le prix du WTI ne décroche de celui du Brent. Parmi d'autres facteurs qui devraient logiquement tirer les prix du WTI vers le haut, la banque d'affaires britannique souligne qu'au deuxième trimestre 2011, la production canadienne de sables bitumineux a été ralentie par plusieurs incidents, notamment par d'importants feux de forêt. La conclusion des analystes de Barclays est pour le moins dubitative :
« Face à cette réalité, expliquer un écart de valeur supérieur à 20 dollars entre le WTI et les autres valeurs repères [du marché pétrolier] conduit à pointer une erreur systématique du marché, autrement dit un marché qui n'envoie pas du tout les signaux corrects. »Robert Campbell, de Reuters, dans une dépêche datée du 29 août, constate pour sa part :
« Les analystes du pétrole sont de plus en plus d'accord pour affirmer que l'écart entre le Brent et le West Texas Intermediate est fondamentalement injustifié, mais rares sont ceux qui souhaitent dire quand cet écart pourrait s'effondrer. »Olivier Jakob, enfin, directeur de la société de conseil suisse Petromatrix, fait part de sa profonde perplexité :
« Le recours aux réserves stratégiques américaines, la chute de Tripoli, les stocks de brut à Cushing en dessous des capacités d'utilisation... rien n'y fait (...). Nous continuons à ne pas écrire quoi que ce soit pour expliquer l'écart croissant entre le Brent et le WTI. »Olivier Jakob, de Petromatrix, a mis la puce à l'oreille d'Izabella Kaminska dès février 2009, après la première apparition d'une divergence inhabituelle entre le cours du WTI et celui du Brent, au second semestre 2008 (*). Depuis, M. Jakob accuse régulièrement United States Oil Fund (USO), un important fonds d'investissement pétrolier américain, de truquer le cours du WTI dans le but de le maintenir artificiellement bas. Le 24 février 2009, Izabella Kaminska décrivait déjà ce qu'elle nomme « le mystère de l'United States Oil Fund ». (*) Correction, voir commentaires.
Loin de se désolidariser de la journaliste, Ed Crooks, rédacteur en chef du Financial Times aux Etats-Unis sur les questions d'énergie et d'industrie, juge la thèse de sa collègue « fascinante », dans un tweet publié du 30 août.
L'accusation n'en demeure pas moins vertigineuse, et bien que le mobile économique et politique paraisse évident, aucune preuve n'est fournie (comme le reconnaît d'emblée la journaliste).
Bien sûr, le scandale d'Enron, en 2001, a montré à quel point les cours de l'énergie américains pouvaient être manipulés. Mais la Fed n'a joué aucun rôle dans cette affaire. De plus, malgré la proximité entre la direction de la compagnie Enron et de nombreux membres de l'administration Bush, à commencer par le président George W. Bush lui-même, la justice américaine n'a pas établi de complicité du gouvernement des Etats-Unis, seulement des liens étroits de connivence et de favoritisme.
Il est intéressant de noter que le fonds USO, que montrent du doigt Olivier Jakob et Izabella Kaminska, est géré par Brown Brothers, Harriman & Co. Les nombreuses connexions interlopes entre ce très prestigieux cabinet d'affaires de Wall Street et les milieux du renseignement et de la diplomatie américains, ainsi que l'appartenance de la plupart de ses dirigeants historiques à la plus célèbre des sociétés secrètes d'outre-Atlantique, les Skull and Bones, ont été soulignées dans bon nombre de travaux d'historiens et de journalistes américains (voir en particulier Family of Secrets, le livre d'enquête aussi fouillé que troublant de Russ Baker.) Prescott Bush, le grand-père de George W. Bush, fut longtemps l'un des principaux associés de Brown Brothers, Harriman & Co.
L'opacité de la gestion du marché pétrolier demeure profonde. Le New York Times s'est inquiété, par exemple, du fonctionnement impénétrable de IntercontinentalExchange (ICE), une société incontournable sur de nombreux marchés financiers, à commencer par ceux de l'énergie. Le quotidien new-yorkais critique en particulier le secret total maintenu dans la conduite des tâches de régulation et de contrôle dévolues à cette multinationale depuis la crise financière de 2008. ICE a été fondée en 2000 par BP, Total, Shell, Goldman Sachs, Morgan Stanley, Deutsche Bank et la Société Générale, afin de gérer les échanges électroniques dans le domaine du pétrole et du gaz naturel. ICE occupe désormais un rôle central dans la gestion de la transparence – toute relative, selon le New York Times – des marchés dérivés, lesquels étaient au coeur du krach de 2008.
A suivre ?