Fraternité secrète est un recueil de correspondance, publié chez Grasset ici, entre Jacques Chessex et Jérôme Garcin.
Cette correspondance a été échangée de 1975 à 2009. Mais elle n'est abondante que pendant les cinq premières années. Les lettres écrites pendant cette période représentent quatre-vingts pour cent du volume.
Jérôme Garcin n'a que dix-huit ans quand il adresse sa première lettre à Jacques Chessex. L'écrivain vaudois, lauréat du Prix Goncourt 1973, a alors quarante et un ans.
Cette première lettre de Jérôme remplit Jacques de joie, parce que ce jeune lecteur est surtout sensible à sa poésie, à laquelle il va renouer, grâce à lui. Dans cette lettre Jérôme dit à Jacques que Le jour proche lui permet d'étancher "sa soif de sincérité voire de simplicité".
Philippe, le père de jérôme, est mort à quarante-cinq ans à la suite d'une chute de cheval et celui de Jacques, Pierre, s'est donné la mort à quarante-huit ans. Jacques a lu avec beaucoup d'intérêt des articles littéraires de Philippe Garcin parus dans la NRF. Tous deux, Jacques et Jérôme, sont poètes. Toutes ces correspondances vont être à l'origine d'une amitié qui ne se démentira pas pendant plus d'un tiers de siècle, jusqu'à la mort de Jacques.
Sur ce blog j'ai parlé des derniers livres de Jacques Chessex, le premier anthume et les deux autres posthumes :
"Un Juif pour l'exemple", de Jacques Chessex le 12.01.2009
"Le dernier crâne de M. de Sade" de Jacques Chessex le 16.01.2010
"L'interrogatoire" de Jacques Chessex le 8.04.2011
Si je n'ai jamais partagé la démesure et la furie calvinistes de Jacques Chessex, ni sa morbidité, j'ai reconnu très tôt en lui un écrivain majeur, parce que c'était évident. M'a surtout toujours séduit son style de forcené de la plume, à la musique flaubertienne, style qui a d'ailleurs évolué, avec constance, vers plus de simplicité et de pureté d'expression, et qui, de rabelaisien au début, s'est fait à la fin cristallin.
Avant même de recevoir le Prix Goncourt pour L'Ogre, ce professeur de lettres françaises au Gymnase de la Cité de Lausanne leur faisait déjà honneur à mes yeux, ainsi qu'au Pays de Vaud, dont il était originaire et qu'il dépeignait avec tant d'amour et de sensualité qu'il m'a communiqué cet amour et que je suis tous les jours plus attaché à ce pays où je suis devenu homme et où je vis la plus grande partie de l'année.
De cette valeur de l'écrivain j'ai été convaincu avant même Jérôme Garcin. Pour cela je n'ai pas d'autre mérite que d'être son aîné de cinq ans... Quand j'avais vingt ans, en effet, j'ai lu Carabas avec bonheur dans les Cahiers de la renaissance vaudoise. Ce premier livre m'a conduit à lire Le Portrait des Vaudois paru deux ans plus tôt dans les mêmes cahiers, et à lire dès lors régulièrement la plupart de ses livres, à leur parution.
J'ai raconté sur ce blog ici qu'en dépit de mon ardeur inlassable à le lire, et le relire, je n'avais jamais rencontré ce créateur d'un monde incorrect autrement que dans ses livres, et que je ne lui avais jamais parlé sinon, en silence, devant son cercueil exposé à la chapelle Saint-Roch de Lausanne, le 12 octobre 2009, trois jours après l'attaque cardiaque qui l'avait foudroyé mortellement, au milieu des livres de la bibliothèque d'Yverdon, comme Molière s'était écroulé en scène.
Fraternité secrète m'a donc permis de connaître un Jacques Chessex plus intime que celui que je connaissais par
l'oeuvre, étrangement confiant dans le jugement d'un cadet de vingt-deux ans et faisant preuve d'une belle fidélité en cette amitié ; un Jacques Chessex conscient de sa valeur et meurtri au fond
qu'elle ne soit pas reconnue ; un Jacques Chessex surpris par la tempête soulevée en Suisse romande par la parution de son livre, Les yeux jaunes, et qui n'a commencé à
être adulé par les habituels roquets que lorsqu'il est devenu membre du jury Goncourt...
Le livre reproduit, en marge de la correspondance entre les deux écrivains, des chroniques littéraires de Jacques Chessex, dans le quotidien lausannois 24 Heures, intitulées Humorales. Bien que la taille des caractères soit bien petite, le lecteur a ainsi, s'il ne la connaît pas, le loisir de goûter à la prose charnue et ramifiée du professeur de lettres exceptionnel qu'il était et aux profusions d'images que ce créateur était capable de faire naître dans les esprits.
Pour être en mesure d'accomplir ses forcéneries d'écrivain, qui lui demandent beaucoup d'énergie, Jacques Chessex va abandonner ces chroniques. Pour se consacrer uniquement à son oeuvre, il comble son besoin de distance et de solitude en vivant de plus en plus dans sa maison de Ropraz, entouré tout de même des siens, et ne se laisse distraire par rien qui pourrait lui nuire, comme de tenir un journal :
"J'ai fui le journal parce qu'il m'aurait volé de tout ce qui passe spontanément dans le poème, survient, souvenir intuitif, dans le roman, reste toujours à dire en moi comme la part vraie où puiser."
J'aime que, sous la bénéfique influence de Jérôme, il change d'avis sur Stendhal. En 1980 paraît l'Album Giono dans la Pléiade. Il écrit le 16 juin de cette année-là :
"La (re)lecture de l'Album Giono m'a naturellement fait relire Stendhal, les Chroniques, les Promenades, et la bonne nouvelle pour notre connivence : j'en reviens tout réconcilié avec H.B. [Henri Beyle, alias Stendhal], plus même : admiratif, presque emballé."
J'aime ce qu'il dit, ce 1er janvier de l'an 1999, de la commune libre d'Ouchy, où j'ai établi mes pénates pour la première fois il y a 43 ans :
"Tout est fermé ces jours de fête dans le Jorat et à Lausanne, seul Ouchy vit, avec ses terrasses solaires, ses kiosques, ses arbres curieusement printaniers devant l'eau verte et les montagnes où scintille la neige. J'aime cet endroit qui est très loin de Lausanne, qui est du monde entier, de l'Europe en tout cas."
C'est là qu'a commencé mon admiration secrète pour l'auteur de La Confession du Pasteur Burg et c'est là qu'elle se perpétue sans qu'il n'en ait jamais rien su.
Francis Richard