Les Monuments aux morts
Les témoins de l'histoire
Silhouettes familières, les monuments aux morts se dressent silencieusement dans chaque commune. Érigés en hommage à ceux qui ont fait le
sacrifice de leur vie, ils donnent ainsi un sens à la mort et entretiennent le souvenir.
Une colonne de pierre s'étire vers le ciel, un poilu en bronze épuisé brandit le drapeau tricolore, une femme regarde avec tristesse le casque d'un soldat... Dressés dans chaque commune au début des années 20, les monuments aux morts font partie intégrante du paysage. Objets de mémoire, ils sont là pour se souvenir de l'horreur d'une guerre, celle de 14-18, qui a entraîné dans son sillage plus d'un million et demi de morts. Gravées dans leurs flancs, de longues listes de noms révèlent l'ampleur de cette hécatombe.
En 1919, une loi d'hommage aux combattants vote l'attribution de subventions aux communes pour "glorifier les héros morts pour la Patrie". Une politique de la mémoire de la guerre se développe : la mort, donnant lieu à un culte collectif, prend un sens et les monuments patriotiques se multiplient. Souvent de simples stèles de pierre, entourées d'un jardinet et d'une clôture : les communes ne sont pas très riches et toutes n'ont pas la chance d'avoir un bienfaiteur, comme à Proyart dans la Somme, qui a doté le village d'un arc de triomphe abritant un "poilu". Certains monuments sont achetés sur catalogue. De véritables oeuvres d'art sont aussi commandées à des sculpteurs comme Maillol ou Bourdelle.
Héroïsme et horreur
Les artistes mêlent l'héroïsme à l'horreur, reprennent des objets de mort symboliques, tels les obus, pour décorer les monuments, sculptent la douleur d'une mère endeuillée ou la souffrance du soldat à l'agonie. "Plus de trente mille fois en France, on a gravé la pierre ou fondu le bronze ; on a honoré le sacrifice de ces hommes auxquels le ministère des Pensions, des Primes et des Allocations de guerre avait accordé la mention "mort pour la France" (...). La chair des combattants revit devant nos yeux, devenue substance de pierre ou de bronze (...), revanche ultime de ceux dont on voudrait bien se persuader qu'ils ne sont pas morts pour rien", commente Annette Becker.
Aujourd'hui, les derniers combattants de la guerre de 14-18 se font rares. "A mesure que disparaissent les derniers combattants de la Grande Guerre et, avec eux, les derniers témoins directs de cette page de l'histoire, il est nécessaire de reconsidérer les relais de la mémoire que sont les monuments aux morts", souligne Louis Mexandeau, ancien secrétaire d'État aux Anciens Combattants. Souvenir d'une guerre, souvenir aussi d'une époque : "le monument est un remarquable témoin de l'histoire des mentalités. Il obéit aux règles de la tragédie classique dans son unité de temps (14-18), de lieu (le coeur du village) et d'action (la mort du héros), analyse Philippe Rivé. Il exorcise la fracture que constitue la guerre pour la société civile en la fixant sagement au centre de la folie ordinaire, à l'intérieur d'un périmètre prudemment délimité par les chaînes et par les obus."
Et l'on vient s'y recueillir, rendre hommage lors des dates anniversaires du 11 novembre 1918 et du 8 mai 1945, marquant la fin des combats. "Cela a donné naissance à des paroles et gestes rituels : dépôt de gerbe, minute de silence, sonnerie aux morts", décrit Serge Barcellini.
Cérémonial du souvenir
"Chaque commémoration est organisée selon un véritable cérémonial, confirme Bernard Laurent, secrétaire général de la Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre et combattants d'Algérie, Tunisie, Maroc. Il y a un ordonnateur qui donne le signal pour la Marseillaise, fait respecter la minute de silence, annonce le discours du maire, etc."
Depuis les années 20, d'autres listes de noms ont été gravées, d'autres plaques ont été fixées en hommage aux combattants qui ont péri lors de la guerre de 39-45, de la guerre d'Indochine et de la guerre d'Algérie. Et, dans chaque monument, toutes les guerres semblent se fondre en une seule, avec "une" victime : le soldat.
Repères
· L'édification des premiers monuments aux morts date de l'après-guerre franco-prussienne de 1870.
· L'origine du culte rendu au soldat inconnu remonte à 1916, lorsque le président du Souvenir de Rennes propose de choisir le corps d'un soldat français tué et non identifié. Trois ans plus tard, à la fin de la guerre, la chambre des Députés décide que le corps du soldat inconnu sera transporté au Panthéon. Après une campagne de presse, l'inhumation du soldat inconnu aura finalement lieu sous l'Arc de Triomphe, le 11 novembre 1920, où une flamme brûlera en permanence. Depuis, tous les jours à 18 h 30, des anciens combattants viennent raviver la Flamme du Souvenir.
· Depuis 1984, chaque commémoration du 11 novembre souligne un épisode particulier de la Grande guerre.
· Des monuments aux morts ont été élevés en mémoire des victimes de grandes catastrophes. Le cimetière du Père Lachaise, à Paris, accueille notamment un monument dédié aux 129 personnes décédées dans l'incendie du Bazar de la Charité, en 1896.
· L'entretien des monuments revient aux communes.
· Les communes ne sont pas les seules à posséder des monuments : par exemple, à la station de métro Richelieu-Drouot, un monument signé Sarabezolles rend hommage aux agents des transports parisiens morts pendant la Première guerre mondiale. Dans plusieurs stations du métro parisien, d'autres monuments ou de simples plaques sont dédiés à la mémoire des agents ou des victimes civiles morts lors de la Guerre de 39-45.
Biron, la question secrète
A Biron, petit village de Dordogne, c'est un artiste allemand qui a restauré en 1996 le monument aux morts. Un monument original, à jamais inachevé.
En 1992, Marc Mattera, maire de Biron en Dordogne, propose de restaurer l'ancien monument aux morts situé sur la place du village. "Biron est un village classé, explique-t-il. Toutes les rues avaient été remises à neuf. Ce monument en béton, qui datait des années 1920, était entièrement fissuré. Nous voulions le refaire en pierre jaune du Périgord, comme le reste du village. J'en ai parlé à l'architecte des Bâtiments de France qui m'a suggéré de confier la restauration à un artiste contemporain."
Un artiste allemand, Jochen Gerz, est choisi pour réaliser cette commande. Certains villageois, notamment ceux qui ont combattu lors de la Seconde guerre mondiale ont sursauté en entendant parler d'un Allemand. "Nous avons choisi Jochen Gerz, car il était l'auteur de plusieurs monuments contre le fascisme à Hambourg, poursuit le maire. Nous poursuivions le même combat contre la guerre en quelque sorte..."
Réaffirmer la présence du monument
Le projet, présenté devant tous les villageois, séduit et surprend. Jochen Gerz propose de restituer l'ancien obélisque en pierre de Dordogne et d'en réaffirmer la présence. "Le monument, explique-t-il, personne ne savait où il se trouvait. Il était là, au milieu du village, depuis longtemps, mais ni les habitants, ni les touristes ne s'en apercevaient. Il faisait donc référence à quelque chose de visible qui, avec le temps, semblait avoir disparu. (...) On s'était habitué à lui et on ne le voyait plus".
Comment réaffirmer la présence du monument ? Gerz pose une question "secrète" aux 127 habitants de Biron autour du thème : "Qu'est-ce qui est, selon vous, assez important pour risquer votre vie ?" Son oeuvre est constituée des réponses des villageois. Reproduites sous la forme de quelque sept lignes anonymes gravées sur des plaques émaillées, fixées au monument, au socle et au sol, ces phrases traitent de la valeur et du prix de la vie, de la liberté, du futur et de l'amour. Jochen Gerz a rencontré tous les habitants lors d'entretiens individuels et leur a posé la question restée secrète. Un seul a refusé de répondre. Les phrases qui figurent sur les plaques reproduisent au mot près la réponse de chacun des villageois. Chaque citoyen est ainsi co-auteur, responsable de l'oeuvre et porteur de la mémoire qu'elle constitue face à l'oubli.
Toutes les réponses expriment tour à tour sa confiance ou sa peur en l'avenir, son amour ou la crainte de l'Autre. Comme le dit un des habitants : "Il est important de voir dans le monument la mémoire de la vie. Il n'y a pas de rupture possible entre hier, aujourd'hui et demain. La mémoire est un fil conducteur qui dépasse l'homme, transcende les noms, les vies, les souffrances et finalement se projette sur l'avenir."
"Notre monument aux morts est devenu "vivant" et nous en sommes fiers, commente le maire. Nous ne nous contentons plus de nous recueillir lors des journées de commémoration. Le monument est un rappel perpétuel de ce qui s'est passé. Les touristes sont aussi invités à réfléchir sur la signification du monument aux morts. Il attire l'oeil et les visiteurs posent des questions..."
Les adultes à venir, à leur majorité ou futurs habitants de Biron, auront également à répondre à la fameuse question, dont un couple du village est détenteur. Afin que le monument de Biron demeure en perpétuel devenir, comme la mémoire qui, selon Gerz, doit être sans cesse "revécue".
Réalisé d'après Le monument vivant de Biron, la question secrète, Jochen Gerz, 1996 ; éd. Actes Sud.