LE DESERT CROÎT, par Jean-François REY, philosophe

Publié le 14 février 2012 par Balatmichel

LE DESERT CROÎT

Défense de la psychiatrie en général et de la psychothérapie institutionnelle en particulier.

Par Jean-François REY, philosophe

Un rapport de la Haute Autorité de Santé qui doit être rendu public le 8 mars prochain conclut à la non pertinence de l'approche psychanalytique et de la psychothérapie institutionnelle. Dans le traitement de l'autisme, certes, et pour commencer. Car, au-delà de l'autisme, c'est l'humanité même de la psychiatrie qui est condamnée. La pratique du « packing », qui subit les cris de haine de la part des associations de parents d'enfants autistes, est répandue aussi dans le traitement de la psychose de l'adulte. Les témoignages de ceux qui auraient été les bénéficiaires ne seront même pas entendus. Le pédopsychiatre Pierre Delion, dont on ne dira jamais assez la gentillesse et l'esprit d'ouverture, est la victime d'une véritable persécution ; cette campagne de haine n'a cessé de gonfler jusqu'à sa convocation devant le Conseil de l'Ordre. Cette douloureuse affaire ne fait qu'augmenter le niveau d'angoisse où nous jette déjà une crise sociale et morale alimentée de toutes parts : si le scientisme gagne à l'aide d'arguments et de pressions non scientifiques, alors le désert croît. Si la psychiatrie n'est plus dans l'homme, on assistera à des pratiques de contention et de répression. Ce triste tableau m'inspire deux lignes de remarques.

La première concerne les faits eux-mêmes. Pour la première fois on voit qu'un procès fait à la psychanalyse, discipline qui ne s'est jamais dérobée à la critique, et dont cette critique même l'a enrichie comme elle a enrichi la pensée et surtout les pratiques en milieu psychiatrique, aujourd'hui contestée par les courants cognitivistes et comportementalistes, débouche non pas sur une controverse scientifique argumentée mais sur une interdiction disciplinaire réclamée par des lobbys. Encore une fois on peut contester la prétention de la psychanalyse à la scientificité, comme l'ont fait au siècle dernier les arguments de Karl Popper (philosophe viennois ami du psychanalyste Alfred Adler), ceux de Georges Politzer ou, plus près de nous ceux de Deleuze. A côté des vociférations d'aujourd'hui, la première vague de l'antipsychiatrie des années 70, qui charriait beaucoup de préjugés et d'analyses sommaires, n'avait pourtant pas la même tonalité de haine et de bêtise. Or cette haine aboutit.

Certes elle est nourrie de la souffrance de parents d'enfants autistes qui ont le sentiment d'avoir été culpabilisés par des discours peu nuancés. Menée à son paroxysme, la haine vise à soustraire l'enfant souffrant à une pratique qui vise pourtant à le soulager. L'autiste n'est pas un malade dit la nouvelle anti psychiatrie. La maladie mentale n'existe pas disait la première antipsychiatrie. De telles affirmations massives résonnent comme un déni de la souffrance et plus encore de l'humanité qui est ou devrait être au cœur de la clinique, si toutefois le mot même de clinique a encore un sens pour les censeurs.

Mais les arguments ont entrainé cette fois ci une judiciarisation et un traitement disciplinaire là où un débat argumenté et scientifique fait défaut. Il convient donc d'informer : il existe de lieux de soin, des praticiens, qui résistent à cette dérive. Ils y résistent d'autant mieux qu'ils savent dénouer l'intrigue du scientisme et du judiciaire bâtie autour de l'autisme, mais dépassant de loin la seule question de l'autisme. C'est pourquoi ma deuxième ligne de remarques sera une défense et illustration d'une psychiatrie née pendant et après la guerre qui visait à supprimer l'enfermement asilaire : soigner l'hôpital avant de soigner les malades. Quand l'hôpital va mieux certains troubles disparaissent. La psychothérapie institutionnelle qu'on dénonce aujourd'hui a une histoire à faire valoir. Je me contenterai d'en rappeler quelques principes simples. L'institution doit faire du sur mesure : ce n'est pas au patient de s'adapter au milieu. Pour cela le concept analytique de « transfert » est précieux. Le transfert d'un patient, schizophrène ou non, sur l'institution, que Jean Oury appelle « transfert dissocié », consiste à organiser la « rencontre » entre le patient et d'autres personnes évoluant dans les mêmes lieux : soignants, personnels de service, autres patients. Le mot même de « rencontre » ( vieux concept stoïcien de TYCHE) est la clé de cette pratique. Pour qu'il y ait rencontre il faut qu'il y ait liberté de circuler. Mais davantage encore il faut que les lieux et les personnes soient suffisamment distincts : distinguer les sujets, distinguer les lieux pour qu'ils deviennent des sites de parole, distinguer les moments contre un temps homogène et vide, distinguer des groupes et des sous-groupes dans un réseau d'activités. En un mot résister à la tyrannie de l'homogène, face lisse du « monde administré » selon la formule d'Adorno.

Une telle pratique de soin de l'esprit humain s'est nourri de l'apport de la psychanalyse, sans exclusive. Mais surtout, hors du débat scientifique dont pourtant on nous prive, il faut dire l'ancrage de ce traitement. « L'homme est en situation dans la psychiatrie comme la psychiatrie est en situation dans l'homme ». Ces mots du philosophe Henri Maldiney ont été illustrés dans des lieux aussi divers que la clinique de Ludwig Binswanger à Zurich ou aujourd'hui en France à la clinique de La borde. Va-t-on assécher l'élément humain dans lequel ces institutions baignent ? L'obsession sécuritaire présentant le patient schizophrène comme un danger, jointe à au recours à la justice, va-t-elle avoir raison de ces pratiques toujours en recherche ? Nous ne pouvons nous y résoudre. Le désert croît et pourtant rien n'est joué.