Voici un papier publié dans Armées d'aujourd'hui (n°367, février 2012, pp. 24-25) sur la ville dans la guerre comme espace symbole, la géographie de la peur qui s'inscrit durablement dans les territoires du quotidien et l'efficacité géographique de l'urbicide.
"La ville en guerre est à la fois un espace de combats, un espace de (sur)vie, un espace médiatique… Elle ne peut être seulement considérée comme un « théâtre » d’opération sur lequel se déroulent les combats : pour les belligérants, la ville est un espace-scène, où chaque action tend à produire, par le contrôle territorial, la mise en spectacle de la destruction, la géographie de la peur, un vivre sans « l’Autre ». La ville est un espace-symbole particulièrement médiatisé, et les belligérants pensent leurs actions, les mettent en scène, les donnent à voir à leurs « ennemis », aux acteurs de la paix, mais aussi aux habitants « ordinaires » qui doivent vivre au cœur de cette géographie de la terreur.La difficulté pour les militaires intervenant dans le cadre d’opérations coercitives ou du maintien de la paix dans les villes en guerre vient non seulement de la présence des civils à protéger et de la diversité des acteurs en armes, mais aussi des particularismes locaux qui font de chaque ville un théâtre d’opérations unique. Les acteurs en armes locaux ont, eux, une parfaite connaissance du terrain, non seulement en termes tactiques et opérationnels, mais également parce qu’ils maîtrisent la symbolique des lieux. Lorsqu’ils détruisent des lieux « ordinaires », la signification de cette violence symbolique peut échapper à l’acteur de la paix extérieur.L'urbicide comme mode d'actionL’urbicide, néologisme créé à partir du terme « génocide » en remplaçant genos (le peuple) par urbi (la ville), est une notion qui permet de comprendre cette mise en spectacle de la destruction dans la ville. Sarajevo 1992-1995 : les bombardements menés contre la ville ne visent pas à anéantir celle-ci (les Serbes avaient pour objectif d’en faire la capitale d’un Etat serbe de Bosnie-Herzégovine), mais à détruire les espaces de rencontre, c’est-à-dire les lieux « ordinaires » (restaurants, cinéma, cafés…) où les habitants se côtoyaient, échangeaient, se séduisaient même, sans tenir compte de leur appartenance ethnique. Mitrovica 2004 : le cimetière serbe dans le Sud de la ville (quartier très majoritairement albanais du Kosovo) est « victime » d’un mémoricide. Les tombes sont cassées, taguées, les symboles de « l’Autre » disparaissent du paysage. Le mémoricide passe aussi par la construction de nouveaux lieux symboliques. Restons à Mitrovica : de part et d’autre de la rivière-frontière Ibar/Ibër, des lieux d’une mémoire excluante marquent la territorialisation de la différence : disséminés dans le quartier albanais ou positionnés aux entrées du quartier serbe, ces lieux d’une mémoire ancrent l’impossible vivre ensemble et fragmentent la ville. Cette violence symbolique construit une géographie de la peur et s’ancre dans les spatialités des habitants « ordinaires » qui tendent à ne plus fréquenter le quartier de « l’Autre ». Les destructions des combats n’ont pas que des conséquences sur le bilan matériel de la guerre : elles sont un véritable enjeu pour les acteurs de la (re)construction de la paix dans la ville.De fait, il est nécessaire de comprendre les spatialités des pouvoirs dans la ville, pour comprendre l’ancrage de la guerre dans la ville par-delà le temps des combats. Abidjan fin 2010/début 2011 est une « ville dominée » où s’affrontent le pouvoir en place (les forces loyales à Laurent Gbagbo) et les forces loyales à Alassane Ouattara. Dans la ville dominée, le combat se fait par progression des forces « ennemies » dans la ville, chacune tentant de contrôler l’espace urbain dans sa totalité pour y asseoir son pouvoir. Sarajevo 1992/1995 est un cas de « ville multiculturelle », où les voisins vont être, par la géographie de la terreur produite par l’ensemble des acteurs en armes (viols systématisés, exactions, bombardements…), forcés de choisir une identité « ethnique ». S’ils se reconnaissaient tous comme Sarajéviens, les habitants de cette ville multiculturelle vont être contraints de vivre un entre-soi forcé. L’enjeu, pour les belligérants, dans la ville multiculturelle est alors la disparition du vivre-ensemble, et de fragmenter les espaces de vie selon un schéma : « mon » territoire vs le territoire de « l’Autre ». Autre type de ville en guerre : Mitrovica 1999. La ville est, avant les combats, marquée par une profonde ségrégation communautaire, entre un quartier nord majoritairement serbe et un quartier sud majoritairement albanais. Dans cette « ville divisée », les belligérants visent la destructions des « poches » de peuplement minoritaire (Bosnjacka Mahala, les Trois Tours…), et l’expulsion de « l’Autre ». Dans ces différents types de villes en guerre (ville dominée, ville multiculturelle, ville divisée), les acteurs en armes pensent géographiquement la destruction des lieux, l’expulsion de « l’Autre » et leur emprise territoriale. La ville est un espace-scène, dans la mesure où la violence symbolique y est donnée à voir, notamment par une utilisation de la présence des médias, à la fois aux habitants « ordinaires » et aux acteurs de la paix. Les combats y ont un sens profond pour les belligérants. Les acteurs de la pacification des territoires ne peuvent faire, aujourd’hui, l’économie de l’analyse de la symbolique des lieux, pour penser la reconstruction contre l’urbicide et la géographie de la peur."