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La Science-Fiction moderne : métamorphose et nouveaux regards (2)

Publié le 03 février 2012 par Zebrain

Divers procédés littéraires de la métamorphose


Les images omniprésentes :

On a dit de la SF qu’elle était une littérature d’images, ou plus exactement une littérature qui s’intéresse plus aux images et objets nés de la science qu’aux idées qu’elle véhicule. Le débat demeure ouvert sur ce point mais il est néanmoins clair que la SF use et abuse des descriptions, des images (y compris par un recourt assez systématique à des couvertures illustrées).

Dans la SF moderne, où l’on dispose d’un certain nombre d’images — fournies par le cinéma, la télé, les illustrations ou les B.D., — on peut s’éviter pas mal de descriptions « en perspective externe » — qui ralentissent le récit — pour utiliser d’autres formes de descriptions plus dynamiques. Par exemple, la SF utilise souvent la description en tant qu’écho symbolique d’une scène, ou de l’état d’esprit d’un personnage.

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« … Dans l’obscurité, les vagabonds de la plage se tenaient à la ligne des marées, écoutant la musique qui parvenait jusqu’à eux, portée par les vagues thermiques. Ma torche éclairait les bouteilles cassées et les fioles hypodermiques à leurs pieds. Portant leurs bigarrures mortes, ils attendaient dans l’air terne comme des clowns flétris… » (J. G. Ballard, “Dites au-revoir au vent”, in Vermillon Sands.)

Ou encore : « Le ciel était couleur télé calé sur un émetteur hors-service ». (William Gibson, incipit de Neuromancien).

Cette façon de décrire des paysages mentaux fortement connotés est peut-être une caractéristique de la SF moderne, en particulier anglaise. On retrouve d’ailleurs le même type de procédés dans un certain nombre d’œuvres anglaises du début du XX° siècle — je pense aux « Sept piliers de la sagesse » de T. E. Laurence dont le désert « finit par ressembler à une production de notre propre esprit », au Quatuor d’Alexandrie, à divers romans de Muriel Sparks.

Le travail sur le vocabulaire :

C’est un des facteurs clé qui permet de “plonger” rapidement un lecteur dans une histoire, un contexte différent de sa réalité quotidienne. C’est aussi, malheureusement, un des points qui peut vous “éjecter” d’un texte ! Un mot mal choisi, décalé, une expression hors contexte, suffisent parfois à rompre l’envoûtement de l’histoire.

À titre personnel, j’emploie souvent une technique d’altération du vocabulaire correspondant à l’état culturel, environnemental, etc., de l’histoire. Plus cet état est éloigné de la réalité que nous connaissons, plus il est important d’y faire attention et d’adapter le vocabulaire utilisé dans l’histoire. Cela se traduit par :

1) Le non-emploi systématique de tout terme ne correspondant pas à la réalité présentée. Par exemple, une histoire se passant sur une planète sans terres émergées ne comportera pas les mots “terre”, “sol”, ni des mots comme “arbre”, “champ”. Bien évidemment, cela est vrai pour l’emploi direct de tels termes mais aussi, et surtout, dans le choix des métaphores et dans le contrôle systématique des expressions toutes faites. Ce qui veut dire qu’un personnage qui s’évanouit ne s’abattra pas “comme un arbre foudroyé” mais “comme un mât frappé par la foudre”, un personnage n’aura pas des réflexions “terre à terre” (on peut essayer “bien ancrée” à la place), un passager clandestin ne se “terrera” pas dans la cale... Le filtrage d’un pan entier du vocabulaire produit un effet de décalage insidieux chez le lecteur.

2) L’emploi d’une surabondance de termes à la fois techniques et précis mais aussi “recherchés”, “élaborés”, voire précieux, dans les domaines les plus caractéristiques de mon histoire. Dans le cas du monde sans terres émergées, il devra exister au moins une douzaine de termes “courants” pour qualifier la couleur de la mer. C’est souvent le contraste entre la richesse surprenante d’un langage dans certains domaines et sa pauvreté dans d’autres qui donne le sentiment d’étrangeté recherché.

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3) La recherche systématique d’un corpus d’expressions toutes faites, comparaisons, façon de se comporter des personnages, etc., correspondant à l’environnement de l’histoire. Dans Dune de F. Herbert, le jeu avec l’eau est très bien rendu, entre le personnage qui crache sur la table de négociation pour manifester son accord (l’eau étant la denrée précieuse, en faire don, même sous forme de crachat, est un geste de bonne volonté très fort…) et le rôle symbolique des larmes — donner de l’eau au mort est un gaspillage émotionnel qui a également une valeur très forte.

J’ai l’habitude, avant de commencer une nouvelle, d’établir une fiche de vocabulaire avec un certain nombre de mots dont la tonalité, le sens, me paraissent en accord avec le climat de l’histoire. Ce sont souvent des matières, des sons, des couleurs, voire un ensemble de termes techniques. Par exemple, dans le cas du monde sans terres, j’éliminerais les couleurs “terre de sienne” ou vert cru mais je chercherais divers nom de nuances de vert, en travaillant des notions comme la transparence de l’eau, le mélange d’écume — évidemment, il n’y aura pas de “vert Véronèse”, vu que Véronèse ne signifie rien dans ce monde, ni de vert mousse, ni de vert bouteille. Je me documenterais aussi sur le vocabulaire technique marin, sur les différents noms associés aux vents, les odeurs (sel, iode, saumure, bien sûr, mais aussi l’odeur des algues écrasées ou du poisson en train de sécher). Puis j’essaierais de fabriquer quelques proverbes correspondant à mes besoins, deux ou trois expressions toutes faites — en particulier triviales —, et ainsi de suite.

La Construction du labyrinthe :

Une œuvre de SF est en général obligée de jouer sur le non-dit… Même si les auteurs usent largement, et parfois abusent, des descriptions baroques et de la recherche d’images choc, ils doivent provoquer le dépaysement en peu de mots, avec un léger glissement du réel en prime.

Une façon d’y arriver est de ne pas donner l’information prédigérée, mais de forcer le lecteur à la reconstruire à partir des matériaux épars fournis dans le livre. Je parle bien sûr de ce que les Anglo-saxons appellent « background information », la toile de fond de l’univers décrit. Ce qui inclut non seulement les décors et les règles de fonctionnement des sociétés décrites mais aussi des choses dont la littérature ne parle jamais car elles vont de soi, comme la pesanteur ou la composition de l’atmosphère.

Ainsi, lors de la lecture d’un livre de SF, certains termes restent parfois inexpliqués durant quelques pages, le temps que l’explication se forme dans l’esprit du lecteur. Le décor, parfois à peine esquissé dans les premières lignes, se décode plus qu’il ne se « voit ». Les sociétés étrangères, partiellement décrites, s’enrichissent des suppositions du lecteur habitué à créer lui-même une partie des règles du jeu auquel il joue.

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Tout ceci a pour effet d’enfermer le lecteur dans un labyrinthe qu’il a en partie bâti lui-même et dont il va devoir trouver la sortie. Un bon livre de SF réclame la coopération de celui qui le lit — j’ai personnellement tendance à étiqueter Sci-Fi, ce qui est un terme péjoratif, les pseudos œuvres de SF dans lesquelles je me suis contenté de regarder, sans rien avoir eu à faire.

Le résultat, en ce qui me concerne tout au moins, est que je ne lis plus de la même façon : je reconstruis en permanence, je teste les évidences de l’auteur du bout du doigt pour voir si elles sont solides. Elles le sont rarement… Poussé à l’extrême, on obtient le phénomène du lecteur obsessionnel qui ne lit que de la Science-Fiction, car l’acte de « lire SF » s’accompagne d’une gymnastique mentale spécifique qu’il ne retrouve pas ailleurs.

Le choc de l'étrangeté :

La SF regorge d’œuvres où la métamorphose est induite dès la première phrase choc : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres… », « La poignée de porte ouvrit un œil bleu et le regarda… », « Dans cinq ans, le pénis sera obsolète… ». Sans oublier une de mes préférées, tirée du roman I.G.H. de Ballard : « Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le docteur Robert Laing réfléchit aux événements insolites qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation, au cours des trois derniers mois. »

Le décalage, ici, est double : il est d’abord temporel — le terme Plus tard, en début de phrase, renvoie au départ d’une action antérieure à la première scène décrite et situe par contrecoup celle-ci hors du flux normal de l’histoire. Le deuxième décalage vient également de ce qui est décrit : le docteur Laing mange le chien. Dès les premières lignes, il y a un effort de déplacement du point de vue, un décalage auquel le lecteur est obligé de se livrer. Il est mis volontairement en retrait du récit, simple spectateur mal à l’aise à qui l’on tend des perches qui ne mènent à rien. Ce sera à lui de reconstruire la séquence temporelle brisée du livre, afin de s’y enfermer.

Face à une première phrase déstabilisante de ce genre, le lecteur débutant posera parfois le livre, rebuté par la perte instantanée de ses repères. Le lecteur régulier de SF, habitué aux grands écarts conceptuels, acceptera de faire le saut. Sans en avoir pris conscience, il aura déjà franchi ses propres garde-fous. Et, à partir de là, tout peut arriver…

Le partage des contextes :

Nous habitons une réalité collective, et les écrivains de SF partagent, qu’ils le veuillent ou non, une fiction collective ! Au fur et à mesure que la SF colonise de nouveaux concepts, ceux-ci pénètrent dans le domaine public. Un lecteur de SF d’aujourd’hui « sait » que l’espace est vaste, rempli de planètes dont certaines sont habitées. Il admettra volontiers qu’on puisse se rendre dans les galaxies voisines, il se projettera avec aisance dans un futur lointain ou un passé alternatif. Il aura même tendance à rôder aux alentours des centrales nucléaires afin de se faire piquer par un insecte radioactif pour acquérir de nouveaux pouvoirs — ne riez pas, le phénomène a été constaté aux États-Unis.

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Pour banaliser les itinéraires de la SF, celle-ci s’est dotée d’un arsenal non négligeable d’objets et de concepts futuristes admis une bonne fois pour toute. Un exemple ? Les ansibles permettent l’échange instantané d’informations à travers les galaxies — quelqu’un a dû expliquer comment un jour, les auteurs suivants se contentent d’utiliser le terme. En ce moment, la mode est aux nanotechnologies, qui permettent de littéralement tout faire par recombinaison d’atomes.

Même chose pour les théories scientifiques et les vertigineuses perspectives offertes par, au choix : le Big Bang, la Théorie du Tout, l’Intelligence Artificielle, le Chaos, les Supercordes, les manipulations génétiques… Le cadre scientifique justificateur, pour employer une expression un peu pompeuse, varie au gré des courants littéraires et des modes, mais rares sont les auteurs qui prennent la peine d’en bâtir un alors qu’on peut emprunter celui des voisins. Les univers des écrivains de Sci-Fi sont parfois tellement accouplés et mélangés qu’on a envie de leur jeter un seau d’eau ! Mais le résultat insidieux est que cet imaginaire banalisé acquiert une pseudo-réalité dans l’inconscient collectif des sociétés occidentales. Une partie du public est passé du stade du désir à celui de la croyance. Nous sommes colonisés par la SF dont les images contribuent à peupler le futur dont nous rêvons.

Les métamorphoses du regard :

Il n’est sans doute pas anodin de rappeler que la SF a été contemporaine de plusieurs révolutions dans notre manière de voir et de comprendre le monde : la Relativité est un exemple évident — on peut constater que Jules Verne écrivait une SF Newtonienne alors que les univers de Gregory Benford sont relativistes. Mais les théories ne sont pas tout et il faut se garder de surestimer l’importance des changements de paradigme induits par la Relativité ou la Mécanique Quantique au niveau du grand public.

Il me paraît au moins aussi important de considérer que le XXe siècle a vu le développement et la banalisation des moyens de voir le monde : microscopes, télescopes, photographie, cinéma — qui, dès sa création ou presque, a servi à rendre accessible au public les images des endroits les plus reculés, qui a permis de rendre compte de l’immense variété des comportements humains et qui a ainsi contribué à cartographier le réel, et donc à le réduire. Le XXe siècle a été un siècle d’explorateurs immobiles qui ont voyagé en pensée via les journaux, la radio ou les images de leurs manuels scolaires.

En parallèle, le XXe siècle a aussi été celui de la propagande à grande échelle, de la manipulation de l’information, des truquages cinématographiques et photographiques, des reportages « bidonnés ». Nous n’avons pas seulement appris à voir, nous avons appris à questionner ce que nous voyons, à le mettre en doute. Et tout questionnement du réel est un processus qui mène à la métamorphose : depuis l’affaire du charnier de Timisoara, regarde-t-on les informations du vingt heures de la même façon ?

Ce thème de la manipulation de l’information est d’une actualité brûlante mais ça fait longtemps que la littérature — pas seulement de SF — joue avec. La Science-Fiction a simplement radicalisé le processus, y compris dans la structure même de ses œuvres : dans un livre de SF, tout — et je dis bien tout — peut être remis en question au cours de l’histoire. Il faut apprendre à regarder les choses différemment, à décoder plutôt qu’à croire. Il faut aussi accepter d’être surpris. Ce côté déstabilisant, ce sentiment de lire en terrain miné est un des charmes de la SF moderne et, sans doute, une des raisons de son insuccès auprès de certains lecteurs.

(à suivre…)

Jean-Claude Dunyach


 Communication donnée au Colloque de Cerisy 2003

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