Il y aurait, selon la classification de Christian Prigent, les écrivains « qu’on dit difficiles, voire illisibles […]… ces auteurs que le monde culturel de leur temps (le nôtre, par exemple) considère comme gentiment délirants, drôlement macaroniques voire carrément incompréhensibles », et les simples (« nom clérical des crétins de Dieu ! », François Cariès), « les faciles, les accueillants, les consommables sur place, les collés au possible, les bien-humains, les clairs-sachants, les vite-poignants et les petits-charmants ». Parmi la première catégorie, dont se reconnaît Christian Prigent, se trouvent être les écrivains inscrits au cœur de leur temps de manière inquiète, politique, et « c’est illisible parce que délibérément hermétique, codé, replié sur des allusions inexplicites, des polysémies dédaléennes, des ellipses violentes, des condensations furieuses, une dispersion du sens immédiat dans la multiplicité étoilée des significations possibles. »1 Au sein même de la famille des illisibles, il serait fort intéressant de se plonger dans une nuance généalogique entre hermétisme, complexité, obscurité etc. François Cariès est un poète totalement illisible, mais ne pourrait entrer dans la catégorie selon telle qu’elle est définit par Christian Prigent, car ce n’est pas un inventeur de formes, ses formes sont héritage non nié du lyrisme (odelettes, odes, ballades ou sonnets), mais pas la prise en charge du discours : aucune subjectivité référentielle, aucune communion divine, aucun panthéisme exalté, rien des attributs reconnus du lyrisme. Les poèmes en vers ont l’apparente facture classique, traditionnelle. Quant à l’imaginaire, il puise dans les sources mythologiques, latines et grecques, médiévales, essentiellement, par là, se mêlent fatrasie et odyssée, ode et coq-à-l’âne. On connaîtra, à la lecture de ce livre, comme pour Le marcheur d’Eden, ou Dantis Ossa, ou Au cinéma, grande chanson2, un véritable égarement des significations, mais vaste et déployé, en effet, François Cariès, d’une façon quelque peu bouffonne et savante, s’emploie à rompre tous repères référentiels, de cette manière invite à un abandon de soi dans l’obscurité de la langue, mais une obscurité grandiose, quasi palpable, jusqu’au charnel, d’étrange beauté (et plus que jamais le lecteur se trouvera devant l’incapacité d’une définition stable de la beauté, parce qu’elle n’existe pas et n’existe qu’inventée par les créateurs de tous acabits). François Cariès, nous coupant de tout contact avec la réalité, invite en une danse sotique, où les mots paraissent fous de sens impossibles, moquant ainsi notre volonté de sens à tout prix à tout, en une danse asémantique, à lire les mots mot à mot («… écoutez-même la splendeur/Du mot à mot ») ; ils deviennent des choses. Ses odyssées à travers l’espace historique l’amènent à charrier des mots, ou expressions, ou tournures archaïques, de formes désuètes, et ce, gargantuesquement. Un illisible néanmoins, selon moi, qui chante le mot pour le mot, logophile à l’extrême, si ce n’est radicalement, qui manie avec virtuosité la satire du bon sens, de ce bon sens tant recherché ; par conséquence évidente, cette poésie ne conviendra pas au bon goût bourgeois, qui a besoin de repères rassurants et souriants, comme ceux qu’on trouve au festival d’Avignon ou dans les rubriques « Livres » de Boborama. On éprouve grand plaisir d’être bousculé dans l’incompréhension, parce que la langue de Cariès est gourmande. Un poète illisible, incompréhensible et obscur, cependant goûteux comme tout. Belle étrangeté.
[Jean-Pascal Dubost]
1 Citations extraites d’Une erreur de la nature, P.O.L., 1996.
2 Respectivement Obsidiane, 1987 et 2001, et Fourbis, 1998.
François Cariès
La Belle Page
précédé de
L’ami des amitiés
Obsidiane, 14€