Les mots sont dans le cerveau
Des électrodes fixées sur le lobe frontal permettent de reproduire les mots qu'une personne entend. Un programme capable de lire dans les pensées! Les chercheurs envisagent notamment de rendre la parole à des personnes incapables de prononcer des sons. (Illustration : Alejandro Zorrilal Cruz)
Des scientifiques américains ont réussi l'exploit de reproduire des mots en analysant avec des électrodes l'activité cérébrale de patients. Cette technique est encore imparfaite et expérimentale mais elle marque un grand progrès dans la connaissance des processus en jeu pour la compréhension du langage, et laisse espérer de nombreuses applications.
Les chercheurs envisagent entre autres de rendre la parole à des personnes incapables de prononcer des sons, comme après un accident vasculaire cérébral par exemple, en "lisant" dans leur cerveau les mots qu'ils cherchent à prononcer.
L'étude a été menée par Brian Pasley, un jeune spécialiste des neurosciences à l'Université de Californie à Berkeley, sur 15 patients qui allaient subir une intervention chirurgicale au cerveau pour des traitements de l'épilepsie. La découverte américaine a été rendue possible par la généreuse participation de patients souffrant d'une tumeur au cerveau ou d'une épilepsie résistante aux médicaments. Tous avaient des électrodes placées à la surface de leurs cerveaux (sous les os de la boîte crânienne) pour délimiter la frontière entre la partie que devrait retirer leur chirurgien pour les guérir et la zone à préserver pour qu'ils puissent toujours parler. Ces électrodes ont permis aux chercheurs de décrypter l'activité de cette zone lorsque les patients écoutaient des mots. Lors de ces interventions les malades restent parfois plusieurs jours avec un filet d'électrodes sur leur cerveau mis à nu afin d'identifier la zone précise qui provoque leurs crises d'épilepsie. Les scientifiques leur ont placé un réseau d'électrodes sur une partie très précise du lobe temporal du cortex cérébral, une région impliquée dans le traitement des signaux auditifs. "Nous avons profité d'une opportunité unique pour caractériser la manière dont le cerveau réussit à décoder les éléments sonores du langage" explique l'auteur principal de l'étude publiée cette semaine dans la revue en ligne Plos Biology. Des mots et des bouts de phrase ont été lus aux patients alors que les électrodes enregistraient l'activité électrique des neurones.
Brian Pasley a ensuite mis au point un logiciel qui arrive à synthétiser la sonorité des mots qui ont été lus à partir des enregistrements de l'activité du cortex. Pour vérifier que le système fonctionnait correctement, et pas seulement pour un nombre limité de mots, il a fait lire une nouvelle série de mots aux 15 patients, laissant l'ordinateur recréer les sons entendus par le cerveau. Les résultats sont assez inégaux, certains mots étant plus reconnaissables que d'autres, mais sont très encourageants.
"Je pensais que ça ne marcherait pas, mais Brian (Pasley) a réussi à le faire, a confié au Guardian Bob Knight, directeur de l'institut de neurosciences de l'Université de Californie à Berkeley où l'étude à été menée. Son programme réussit à reproduire le son qui a été entendu par le patient et on peut reconnaître les mots, même si c'est loin d'être parfait."
Les chercheurs qui ont participé à cette étude espèrent de nombreuses applications futures, mais ils veulent aussi éviter de déclencher des fantasmes, en précisant que leur technique ne permettra pas à d'éventuels espions de lire directement dans les pensées d'un individu. Afin d'avoir un signal assez précis, les électrodes doivent en effet être directement implantées à la surface du cerveau, et l'expérience ne pourrait pas fonctionner à travers la boîte crânienne. D'autre part, l'activité cérébrale ainsi décodée ne concerne que le traitement des signaux sonores transmis par l'oreille, pas d'autres fonctions cognitives plus avancées.
Les mots lus (en anglais) sont: Waldo, structure, town, doubt, property, pencil. Chaque mot est lu trois fois. La première fois, le mot ou nom propre original, la deuxième fois avec un algorithme de reconnaissance linéaire et la troisième par un algorithme de reconnaissance non-linéaire. Les chercheurs ont réussi à décoder des mots sans paroles; Le modèle a pu reproduire le son entendu par le patient
Ces équipes des universités de Berkeley, San Francisco, et de Baltimore ont publié leurs résultats ce 1er février 2012 dans le journal PLoS Biology. Ils ont donc fait écouter aux patients une série de mots pendant cinq à dix minutes en enregistrant précisément le signal recueilli par les électrodes posées sur leur cortex, au niveau de l'aire dite de Wernicke. Cette aire, connue pour son implication dans le langage est située, dans la partie supérieure et postérieure du lobe temporal... soit, très schématiquement, au-dessus de l'oreille.
Puis un logiciel de transcription a été conçu pour faire le lien entre les données enregistrées et les mots. Enfin, testé sur de nouveaux mots, le "modèle a pu reproduire le son que le patient a entendu de telle sorte qu'on peut vraiment reconnaître le mot, même si ce n'est pas encore parfait", explique Robert Knight, un des seniors de l'équipe, directeur de l'Institut de neurosciences Helen Wills à l'université de Californie (Berkeley) au journal The Guardian. Il est possible d'apprécier personnellement la qualité de ce dernier test réalisé avec les mots "Waldo", "structure", "doubt" et "property" sur le site du journal.
Scientifiquement, il s'agit d'une belle avancée dans la mise au jour des "mécanismes d'encodage du langage", se réjouissent-ils. Jan Schnupp, professeur en neurosciences à l'université d'Oxford interrogé par nos confrères du Guardian a été impressionné par cette étude. "Nous pensons depuis longtemps que le cerveau fonctionne en transformant ce qui arrive de l'extérieur, comme des mots parlés, en activités électriques particulières. Mais prouver que c'est vrai en montrant qu'il est possible de retraduire ces activités électriques en sons, ou tout au moins une bonne approximation, est néanmoins un grand pas en avant. Cela ouvre la voie à de rapides progrès vers des applications biomédicales."
L'espoir est effectivement d'aller plus loin et d'être un jour en mesure de deviner le mot que voudrait dire quelqu'un qui a perdu l'usage de la parole à cause d'une maladie neurodégénérative comme la sclérose latérale amyotrophique par exemple. Il faudrait réussir à identifier exactement les zones impliquées dans la production du langage et y installer des capteurs capables d'y détecter toute variation d'activité… pour la traduire en mots.
Cela ouvrirait-il la voie à de terribles abus par des forces de l'ordre dans la recherche d'aveux par exemple ? Le Pr. Knight se veut rassurant. "Pour reproduire nos résultats, il faudrait ouvrir la boîte crânienne d'une personne et ensuite obtenir sa coopération", explique-t-il en rappelant les éléments clefs de leur recherche. En espérant donc que seuls des scientifiques bienveillants utiliseront donc ces recherches, ils risquent néanmoins d'avoir encore beaucoup de travail pour réussir à identifier un mot, une phrase au milieu de toutes les pensées qui traversent en permanence notre esprit !