L’objet de la science étymologique est de découvrir l’origine des mots, d’expliquer la forme d’un mot par un mot plus ancien dont il dérive.
Ainsi, le terme “limoger” trouve son origine dans la sanction, à savoir un exil à Limoges (navré pour les 135 000 Limougeauds), appliquée aux chefs militaires incompétents pendant la première guerre mondiale.
L’étymologie permet de reconstituer des familles de mots qui ont une origine commune. Par exemple canicule (grosse chaleur en été) appartient à la famille du mot chien (latin canis) parce qu’en été le soleil est dans une constellation que les Romains appelaient le Grand Chien.
Yves Delaporte est ethnologue, directeur de recherche au CNRS. Depuis 1994, il construit une anthropologie de la surdimutité et des langues gestuelles. En 2007, il a publié un “Dictionnaire Étymologique et Historique de la Langue des Signes Française“. C’est le fruit d’un travail colossal de plus de dix ans de collectes de signes réalisées auprès de dizaines d’informateurs sourds, de toutes générations répartis sur tout le territoire français, d’exhumation de recueils de signes oubliés, de vieux dictionnaires du XVIIIe siècle ou encore d’archives photographiques.
Certains signes ne posent guère de problème étymologique. Leur origine est directement repérable dans les objets auxquels ils réfèrent. On remarque que beaucoup de signes reproduisent des objets du monde en les stylisant au moyen des ressources fournies par le corps humain. Aussi ces objets sont-ils clairement reconnaissables dans les mains des sourds : la maison dans les deux mains qui forment un toit, le poisson dans la main plate qui part vers l’avant en zigzaguant, la lune dans les mains en cornes qui prolongent le visage pour figurer un croissant.
Mais cela est loin de concerner la totalité du lexique. Bien des signes sont aujourd’hui aussi arbitraires que les mots des langues vocales : il semble impossible de trouver un lien entre leur forme et leur sens. Cela est dû à ce que l’usage quotidien de la langue a entraîné des modifications progressives de forme et de sens, si bien que la relation entre le signe originel et la chose représentée s’est peu à peu distendue, par exemple les signes : chose, faux ou profiter.
A présent intéressons-nous au signe [INTERPRETE]. En langue des signes française il s’effectue par le retournement de la main dominante dans la paume de la main dominée (voir schéma ci-contre).Comme le souligne Yves Delaporte dans son ouvrage, le retournement de la main est une métaphore gestuelle symbolisant les notions de changement, d’inversion, d’altérité : ici la capacité de l’interprète à transformer une langue en une autre. La première description se trouve dans l’ouvrage de l’Abbé Ferrand (v.1785) à l’entrée [TRADUIRE] : “appuyer la main sur la table comme si c’était une feuille de dictionnaire où il se trouve une colonne de latin et une de français, retourner la main sur la paume ensuite sur le revers”.
Le signe actuel est décrit par l’Abbé Lambert (1865), également à l’entrée [TRADUIRE] : “placer la main droite sur la paume de la main gauche comme pour applaudir, puis la retourner et l’y placer dans le dos”. La main dominée qui figure la page d’un livre s’est donc substituée à la table des premiers pédagogues pour “sourds-muets”.
Parallèlement à cette première explication rationnelle sur l’origine du signe, certains originaux carnivores (ou interprétivores si le terme existe) défendent une étymologie plus animale en remarquant qu’[INTERPRETE] et [BIFTECK] s’exécute de la même façon, le retournement de la main stylisant alors la cuisson des deux cotés d’une tranche de bœuf. Et de conclure goulûment qu’effectivement “un bifteck et un interprète c’est à peu près la même chose, on a souvent envie de les bouffer…” !!!
Il existe enfin une troisième version qui remonte aux origines ancestrales, sorte de mythe fondateur qui nous éclaire sur les circonstances dans lesquelles sont apparus à la fois l’interprète et le signe qui porte son nom.
Cela se passe dans la nuit des temps au milieu du jardin d’Eden.
Au commencement était le premier garçon sourd et la première fille entendante. Par un beau matin tandis que la lumière jaillissait sur la terre, ils se sont rencontrés et aussitôt ils sont tombés amoureux l’un de l’autre.
Comme ils ne pouvaient pas se comprendre, ils durent aller chercher quelqu’un qui connaissait les deux langues.
Celui-là allait de l’un à l’autre, il regardait les signes que faisait le garçon puis il se tournait vers la jeune fille pour lui traduire en mots la passion du jeune homme. Puis il écoutait ce que disait la fille et il se tournait vers le garçon pour lui expliquer qu’elle était éperdue d’amour pour lui. Cela a duré toute la journée, tant et si bien que le soir, le garçon et la fille, qui étaient de plus en plus amoureux, eurent envie d’aller ensemble au lit.
Mais ils avaient toujours besoin de l’interprète pour se comprendre. Ce dernier dut alors pénétrer à son tour dans le lit, juste entre les deux. Et toute la nuit il alla de la fille au garçon (la paume de la main droite s’abat sur celle de la main gauche) puis du garçon à la fille (la main droite se retourne sur la paume de la main gauche). Et c’est depuis cette première nuit d’amour que les interprètes sont nommés ainsi en langue des signes.
Mon métier et son signe seraient donc nés de l’amour. En ce jour de la Saint-Valentin, c’est bien sur ma version préférée.