« La douleur de Lucile, ma mère, a fait partie de notre enfance et plus tard de notre vie d’adulte, la douleur de Lucile sans doute nous constitue, ma sœur et moi, mais toute tentative d’explication est vouée à l’échec. L’écriture n’y peut rien, tout au plus me permet-elle de poser les questions et d’interroger la mémoire. La famille de Lucile, la nôtre par conséquent, a suscité tout au long de son histoire de nombreux hypothèses et commentaires. Les gens que j’ai croisés au cours de mes recherches parlent de fascination ; je l’ai souvent entendu dire dans mon enfance. Ma famille incarne ce que la joie a de plus bruyant, de plus spectaculaire, l’écho inlassable des morts, et le retentissement du désastre. Aujourd’hui je sais aussi qu’elle illustre, comme tant d’autres familles, le pouvoir de destruction du Verbe, et celui du silence. Le livre, peut-être, ne serait rien d’autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. Mais il serait cet élan, de moi vers elle, hésitant et inabouti. »
Que dire qui n’ait pas déjà été dit, tant cet ouvrage a déjà été commenté ? J’ai été extrêmement touchée, bouleversée même parfois par cette narration. Ce livre n’est en effet pas vraiment un roman, puisque Delphine de Vigan retrace pour nous la vie de sa mère, et une bonne partie de la sienne, notamment ses souvenirs d’enfance. Nous entrons par la petite porte dans cette famille pour le moins atypique et assistons à leur vie au quotidien, ainsi qu’à tous les grands évènements qui ont marqué la famille en général et plusieurs de ses membres en particulier.
Nous sommes bien sûr dans le domaine de l’intime et je crois qu’une des grandes qualités de ce récit est de nous faire partager la vie de cette famille sans qu’on ait l’impression d’être un intrus, un voyeur. L’auteur décrit les faits, les caractères, les agissements de ses parents, de ses frères et sœurs, des oncles et tantes et les siens propres avec une pudeur, et surtout un amour et un respect qu’on sent à travers les pages. Ecrire sur sa famille doit être terriblement difficile, surtout quand le caractère de la mère, sa personnalité vont être ainsi disséqués et qu’on en touche tous les aspects : qualités comme défauts, moments merveilleux comme déchéance, complicité comme violences.
Car tout n’est pas rose dans cette famille, loin de là, malgré l’amour et l’ouverture d’esprit qui semblent dominer. Il faut savoir que dans le milieu dans lequel est née l’auteur, on ne parle pas, on ne se plaint pas, on vit en faisant comme si, on donne le change, on sourit à l’adversité et aux gens qui nous entourent pour faire croire que tout va bien, sans jamais aborder les problèmes. On ment et on se ment à soi-même, et on fait bonne figure. Cet aspect-là m’a énormément touchée, ces non-dits d’une violence extrême, ce coté fuyant face à la réalité qu’on ne veut surtout pas regarder en face quand elle ne correspond plus à ce que la société pourrait juger acceptable, et qu’on tait, qu’on ensevelit.
Ainsi se développent les grandes névroses, les douleurs intimes, les fêlures. Ainsi vont les gens, personnes bancales en mal d’amour et d’écoute et qui, parfois, n’en peuvent plus et se suicident…
La mère de Delphine de Vigan a donc grandit dans cette famille tout à la fois ouverte au monde et fermée au sentiment, à l’intime, au dialogue, bien que revendiquant haut et fort son ouverture d’esprit et sa tolérance. Elle s’est construite tant bien que mal entre des parents qui m’ont semblé en dessous de tout, ne prenant pas leurs responsabilités, inconscients, irresponsables, et que j’ai jugés totalement fautifs : Lucile ne serait jamais devenue ce qu’elle fut, n’aurait sans doute (j’en suis persuadée) jamais été si cyclothymique, si dépressive si ses parents avaient été plus présents, l’avaient écoutée, avaient communiqué… Grand mot de notre époque, certes, qu’on galvaude un peu, mais je suis persuadée que la parole au sein de la famille peut éviter de tels débordements, ces silences qui creusent des fossés dans le cœur des gens bien plus que ne pourraient le faire les mots. J’entends bien sûr la parole constructive mais pas ces mots parfois lancés qui peuvent blesser et même tuer plus sûrement que la flèche la plus acérée…
Il est assez étonnant de voir que l’auteur semble s’en « être sortie » bien qu’elle ait eu une mère incapable d’assumer son rôle, ou tout du moins, en pointillé. J’ai été aussi très émue par l’amour qui émane de ce texte, qui n’est qu’un long cri à la mère, pour lui dire que malgré tout, elle a été une maman formidable.
J’ai lu ce livre d’une traite, avec à chaque page une boule au creux du ventre, l’envie de pleurer. De donner des baffes aussi, à certains membres de la famille qui ne se rendent pas compte de leur attitude, qui sont d’une inconscience totale du mal qu’ils causent. En moi des sentiments mélangés et parfois antinomiques : compassion, rage, admiration, fascination même pour Lucile qui rayonne malgré les poids qu’elle porte… Bref, un livre qui ne m’a pas du tout laissée indifférente, qui m’a prise aux tripes et remuée bien plus que ce à quoi je m’attendais.
Ajoutez à cela une écriture magnifique, que l’auteur maîtrise maintenant à merveille. On sent très nettement une progression au fur et à mesure de ses écrits, et qu’elle atteint une maturité et une plénitude dans l’écriture qui font d’elle une grande auteur.
Lisez Rien ne s’oppose à la nuit si ce n’est déjà fait !
Jacques Brel, bien sûr, dont les paroles s'adaptent parfaitement à la famille de l'auteur :
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne pense pas Monsieur
On ne pense pas on prie
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne vit pas Monsieur
On ne vit pas on triche
Le titre du roman (bien que je maintienne que poru moi ça n'est pas un roman) vient de chez Bashung :
Osez osez Joséphine
Osez osez Joséphine
Plus rien n's'oppose à la nuit
Rien ne justifie
Pas le courage de répertorier tous les lecteurs, tant il y en a, mais vous les retrouverez chez Babelio.