Le jardinier des mots
Binage : seconde façon que l’on donne à la terre après ensemencement, pour l’ameublir, l’aérer et enlever les mauvaises herbes. (dict. Robert)
Lire Marcel Migozzi, c’est apprendre à regarder, et ce regard s’exerce à la fois sur le monde qui nous entoure et sur le langage qui essaie d’en rendre compte. Quelques mots sur la page, jamais trop, nous invitent à considérer autrement les habitants modestes de nos jardins et de nos talus : oiseaux, pommiers, chicorée sauvage, graminées. Ils leur inventent des drames :
amère d’avoir été répudiée
sur le chemin malgré son bleu
la chicorée est amère[1]
une personnalité :
pommiers sont vieux, pommiers ressemblent
à d’oubliées passions (…)
noueux
retors ciel crêpelé pommiers sont pourtant bons
sauvages[2]
ils en exaltent les couleurs, les mouvements et les parfums en réveillant notre sensualité endormie :
gorge-fleur à la fenêtre
jacinthe rouge-
gorge chante (EE, p.5)
Ils en tirent surtout des leçons de vie pour ces humains hâtifs et inquiets que nous sommes :
Devant l’envolée de nos phrases,
Avec ses deux petites ailes de syllabes
On le croit démuni, alors
Que dans le bleu sans maître, il peut
Surprendre ou agréer dans l’herbe
Les graines maigres du hasard,
Chanter sans faire pénitence
A branche morte, et perdre chair
Sans faire un malheur ni donner son âge. (RT, p.14)
Mais les poèmes de Marcel Migozzi, comme nous le montre bien celui que je viens de citer, pratiquent aussi une jouissance et une ascèse simultanées de la parole : les mots se méfient des grandes envolées mais cultivent tantôt la connivence, reprenant en les renouvelant des expressions communes, tantôt la surprise, en mettant parfois au défi la morphologie ou la syntaxe. Ils brouillent les pistes entre le référent et son signe :
s’il pleut l’été l’
e a u
déborde de voyelles (EE, p.11)
se suspendent à la fin du vers suggérant des sens inattendus[3] :
sur le socle du talus le bleu
mouvant surfin éva
poré de la scabieuse (RT, p.60)
Savamment disposés et mis en relation, très peu suffisent pour faire affluer les sensations :
la glycine se trouble
comme une femme
respirée (EE, p.29)
et pour multiplier les analogies, comme, plus haut, entre le parfum de la jacinthe et le chant du rouge-gorge, ou comme dans les trois vers ci-dessous, où la palpitation des seins est aussi roucoulement de pigeon, toucher soyeux, promesse d’envol :
La plénitude oiselle aussi
Dans le rose
Arrondissement de ta gorge.[4]
Offrant le plus souvent à
notre regard « un rien de terre », carré de jardin ou verger,
fragment de sentier ou ruelle, le poème s’essaie à capter l’éphémère d’un réel
sans cesse en mouvement, au gré des saisons et du passage du temps. Mais il
peut se faire aussi poème d’amour ou questionnement existentiel avec le même
souci d’incarner le langage dans l’expérience sensible de la plénitude et de la
perte, cherchant dans l’acte même d’écrire, avec patience, obstination et une
orgueilleuse modestie, à exorciser la présence rôdeuse de la mort.
Dans les poèmes de Marcel Migozzi, le moindre signe compte, la profusion reste discrète quoiqu’offerte, le silence
vibre entre les mots et le langage se fait caressant et précis comme la
binette, pour désherber notre cœur et éclaircir notre regard.
Une contribution de Michèle Monte
[1] Enflammé d’éphémère, éd. Alain Benoît, coll. Raffia, p. 14
(désormais EE).
[2] Un rien de terre,
éd. de L’Amourier, coll. Grammages, p.62 (désormais RT).
[3] On trouvera une étude plus
précise de ce travail sur le langage dans mon article « Marcel
Migozzi : lire entre les lignes », in La revue Sud et la
création poétique contemporaine, publications de l’Université de Toulon et
du Var, coll. « Var et poésie », à paraître.
[4] Nuit et jours, éd.
Phi, coll. Graphiti, p.83.