Proposition minimale où beaucoup se reconnaîtront : un poète veut se dire par les mots.
Eric Sautou, non : il lui suffit de dire des mots.
Un des poèmes qui semble s’y attacher le plus obstinément se présente comme une liste de termes ou d’expressions, rarement seuls, mais toujours sur un principe de juxtaposition, dominant dans la poésie de cet auteur et exacerbé ici par la présentation sur la page :
(…)
L’intention. Une intention secrète.
Les cierges (délicats).
L’émerveillement. Le soir qui vient. Le repli.
L’indécision. L’oppresseur.
La statue du commandeur.
L’espace mental. Remuer les cendres. L’ivresse légère.
La ponctuation. Le dénuement. La typographie. Les aveux.
La seule (intimité). La douce (promesse).
(…)[1]
Certes, le titre de la sous-partie, « Souvenirs », et celui du recueil, Les Vacances, pourraient nous amener à y lire une succession d’instantanés fabuleux remontant à la mémoire, nous y raterions toutefois, à mon sens, ce que ces six pages accomplissent : non pas la litanie de ce qu’on a retenu du passé, mais une mise en bouche de mots prononçables sans trahir le blanc de la page, blanc décisif car il nous rappelle que nous sommes d’abord des blocs de silence. Silence terriblement compliqué. L’énumération tente d’en dénouer les nœuds, de l’apaiser un peu en lui faisant écho puisqu’elle enchaîne des variations sur le motif de la retenue ; chacun de ses éléments donne donc raison, un par un, à tous les silences qui se sont emparés de nous.
Bien sûr, ces silences se sont accumulés depuis l’enfance, qu’ils perpétuent, mais cela ne fait pas pour autant de ces pages un récit d’enfance. Eric Sautou est un poète qui ne joue pas à l’adulte, il sait combien l’enfance demeure notre actualité intime.
Ainsi n’hésitera-t-il pas à écrire des choses ahurissantes :
Poème : la pie
dit au poisson
poisson
je suis la pie[
« Fadaises !» diront certains. Dommage qu’ils ne voient pas le rêve de vie qu’elle incarne, cette pie : exister en un mot, toujours le même, et s’avancer ainsi vers autrui en face-à-face, tranquille de son bon droit.
Il suffit de replacer ce quatrain dans son contexte pour en saisir l’enjeu :
Tu sais, la maison est éclairée – toujours.
(Une petite mais très petite maison.)
Poème : la pie
dit au poisson
poisson
je suis la pie
J’écris les mots que je vois.
Nous sommes consolés.
Hélas la réalité des relations humaines ne connaît pas cette innocence de s’imposer, cette certitude d’avoir le droit de s’imposer au monde et à quiconque : on a beau se donner rendez-vous, se rencontrer, et même se voir, est peu sûr, improbable pour tout dire, vu que personne ne coïncide avec personne, pas même avec soi-même :
j’essaie de vous revoir je vous retrouve au bord
je regarde et c’est vous c’est encore plus sombre
(…)
si nous sommes
assis là dans un café nous sommes
disparus (nous avons pris notre manteau)[3]
Alors le poète en revient aux mots-compagnons.
J’écris les mots que je vois.
Cette proposition ne cesse de me fasciner. La poésie d’Eric Sautou est si peu intentionnelle qu’il semble laisser aux mots l’initiative d’apparaître, le poème ne sert qu’à se rapprocher d’eux comme on crierait « Terre ! » depuis une embarcation. Les humains passent, emportés par le courant qui de plus les sépare. Il est vrai que les mots aussi passent, dans le mouvement de l’écriture et de la lecture, mais rien n’empêche de les faire revenir et cela lui suffit pour vivre, au sens de : ne pas encore mourir.
Assis sur un banc sur le quai – silencieux.
La douceur (de finir).
Ce sont des ballons, des chapeaux (ce sont des fleurs étranges).
Puis, chacun de nous disparaît.
Souvenir d’amitié.
Les mots sont les mêmes.
On se voit moins je trouve.
J’écris pour être là.
Tous les chardons, les sortes de bleuets, la lumière d’été sur le grand paravent.
Alors c’est vrai rien n’a changé ?
Nous ne nous sommes jamais revus.
Les mots supplémentaires.[4]
Tant que les mots acceptent de se poser de nouveau sur la page, mais sans chercher à nier son silence en construisant un sens, ils font entendre pourquoi on peut se taire et être malgré tout vivant.
Je vois réapparaître (et je n’ai plus parlé depuis).[5]
Ne croyez pas pour autant que cette poésie soit insatiable de mots, souvent les mêmes reviennent, sur ce point peu de poètes sont aussi téméraires qu’Eric Sautou. Il nous faut décidément accepter que ce livre ne soit consacré qu’aux mots qui lui font battre le cœur, et que son seul but soit de vérifier qu’ils le font bien battre, ce cœur. « Ne crains plus, dit le cœur », comme le rappelle la phrase en exergue, extraite de Mrs Dalloway.
Quels sont ses mots préférés ?
Des mots simples que l’enfant a compris vite, je veux dire avant de grandir. La partie « Poèmes », qui suit « Les souvenirs », est écrite comme un enfant abandonné le ferait s’il savait écrire des poèmes : il prend les mots dans ses bras et les berce, c’est apaisant d’être les deux, celui qui est triste et celui qui dit « Ne sois pas triste » :
pour une fleur de ce jardin (petite fleur sur le dos) j’écris tout bas
fleur de fougère (coquelicot)[6]
Ainsi on peut dire « pleuvoir » au lieu de « pleurer » et de toute façon la pluie existe alors on est tranquille, on n’a rien dit de trop ni de faux :
tu ne cesses de pleuvoir tu vois les arbres sombres
quelques heures où sombrer la pluie tombe dessus[7]
Il est donc naturel que les mots aimés appartiennent au monde sensible, et le plus chéri semble bien être cette fois « fleur », seule ou à plusieurs. On peut songer à l’incipit du roman de Virginia Woolf : « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. » Il y a longtemps que j’ai lu ce livre, mais je crois me souvenir que les fleurs y sont davantage qu’un prétexte à faire aller dans le monde de la ville cette héroïne. Elles sont, de même que le ciel de printemps sans lequel elles seraient fausses, ce qui la protège de n’être qu’une femme efficace et élégante, elles reprennent ses émotions à leur naissance.
Dans le livre d’Eric Sautou les fleurs bénéficient de mille soins et de mille tendresses. Les papillons aussi, mais moins assidûment. Il faut dire que bougeant, ils sont moins démunis face à ce qui les menace :
Des fleurs (du trèfle froid).
Fleurs.
Papillon (trouvera l’issue).
Quand je l’ai vu j’ai pensé : voilà.[8]
Si le poète peut constater la chance des papillons, il est plutôt comme les fleurs : il n’a pas le choix, il doit en prendre son parti. Je mettrais bien en parallèle « poèmes choses brèves c’est ici que je reste[9] » et « comme une fleur de plus au bouquet qui se fane[10] » ; pour le poète autant que pour les fleurs les seuls voyages possibles le sont par les mots : elles vont parfois jusqu’à s’appeler « coquelicot », une autre fois « rose » ou « bleuet », elles prennent ainsi un peu de couleurs, et même de sentiment, pour celle qui est « la fleur d’un souci[11] » par exemple ; le poète, quant à lui, peut, à leur pensée - c’est-à-dire par le reflet sur lui d’un mot, par exemple « fleur », justement - se redresser avec espoir et laisser de nouveaux mots, moins familiers, plus audacieux, le colorer un peu lui aussi :
j’ai fleuri
comme soudain à ce jardin fleuri (les roses et les bleuets)
tout est changé dans l’air
je vous dis je vous aime et je suis enlacé [12]
Il faut laisser faire les mots, ils y arrivent mieux que nous : ce n’est pas le « je » qui obtient d’être enlacé, c’est l’expression « je vous aime », parce qu’elle traîne avec elle, pour peu qu’on l’oriente (« je vous dis »), cette sensation.
La poésie n’est-elle qu’illusions ? La dernière partie « la lettre », constituée d’une unique page toute contractée de manquer d’espacements, semble nous le dire : on y lit « J’ai essayé de t’écrire », « Je m’affaiblis », et même « J’écris au bord des grilles/ Je suis au bord (désemparé) », même les poèmes sont dévalués : « Ce sont des poèmes (aujourd’hui disparus), des sortes de mouchoirs[13] ». Mais que le livre s’achève ainsi ne doit pas nous impressionner, déjà, à l’intérieur même de la partie intitulée « les poèmes », il y avait ces accents défaits :
des poèmes
aux grilles du jardin
ne serviront à rien (à personne)[14]
Le dernier poème, intitulé « la lettre », ne contredit en rien la partie qui précède. Leur désespoir est identique, évidemment inchangé. Par contre, la grande différence entre les deux est que d’un côté nous avons un seul feuillet sans respiration, et de l’autre une multiplicité de textes (quasiment tout le volume) présentés de façon extrêmement aérée. L’énergie et la respiration n’y sont pas les mêmes : quand on arrive au bord (à la fin) du livre, l’une et l’autre manquent.
Je reprends ma question : la poésie n’est-elle donc qu’illusions ?
Mais je me répliquerais à moi-même : et la musique, nous ment-elle ?
Elle aurait bien du mal, n’est-ce pas, vu qu’elle ne nous dit rien !
Cela ne signifie pas n’avoir aucun sens, cela veut dire laisser s’élever et se déployer, à basse, moyenne ou haute altitude[15] , les vibrations d’un présent qui traverse un être pour se rappeler à lui.
Pour filer approximativement cette comparaison avec la musique, je dirais que ses mots préférés (j’aurais pu parler de la pluie, des étoiles, du ciel, des arbres, du rêve…) sont pour Eric Sautou comme des notes fondamentales que le poème est heureux d’entourer des harmoniques qui lui viennent. Par exemple, si nous considérons ces trois occurrences de l’action de descendre, « mon hibou redescend[16] », « comme le héron je descends de ma fenêtre[17] », « j’attends et je descends les dieux descendent[18] », nous remarquons que le poète tente de produire, à partir de « je descends », non pas un sens différent, mais un air différent.
Pour ce faire, joue-t-il sur la musicalité de la langue ? Certes, les homophonies et les régularités rythmiques (comme dans, respectivement, les dernier et premier exemples ci-dessus) sont les bienvenues, mais je préfère attirer l’attention sur le rôle fécond, d’un point de vue rythmique, du recours conjugué à la parataxe et à des mots courts. On sait en effet que la présence de termes monosyllabiques dans un vers en ralentira le débit. Sans compter l’élision parfois du [e] muet final, qui raccourcit certains mots : dans le vers suivant, « nuages du monde nuages les racines de l’arbre[19] », seul « racines » conserve toutes ses syllabes en fait. Pour en revenir à la parataxe, l’absence de syntaxe structurante qu’elle induit incite à ne pas prononcer[20] vite les mots plus longs, au point qu’ils peuvent être perçus comme une succession de monosyllabes. On avance littéralement à tâtons. Qu’on lise par exemple ceci :
j’ai tout le temps
disait la voix qui me disait je me suis dit reste j’ai marché
dans toute la maison[21]
Effectivement cette poésie parle, jamais elle ne déclame. Mais elle parle avant tout pour trouver où et comment placer une voix. Le poète peut donc affirmer « Les fleurs les plus sincères[22] », ou affectionner cet adjectif, lui qui en emploie si peu, « vrai » : le poème est bien irréfutable, lui qui permet aux mots de contenir toute une voix, faite aussi de silences, d’hésitations, de résonances (répétitions) mates (sans éclat, sans virtuosité), jamais il ne la devance, jamais il ne brille plus qu’elle. Ils sont rares, les poètes qui ne cherchent pas à nous en conter.
Des mots préférés, il y en a toutefois un qui reste tu jusqu’au bout, celui du destinataire de la lettre, évoqué une dernière fois au dernier vers : « J’écris ton nom, je m’en souviens ». Mais où ce nom est-il écrit ? Nulle part dans le livre il n’est énoncé, véritable fantôme. Ce vers final est précédé de « Je n’écris pas beaucoup plus loin ». Oui, il y a bien une frontière à ne pas franchir : celle entre écrire - seul, toujours - et vivre - avec, sinon c’est épuisant. On peut toujours halluciner la fleur réelle dans le mot « fleur », toute énergie est bonne à prendre, ressuscite le monde devant soi et soi dans le monde :
(…) la fleur réapparaît
frappée de son bâton se redresse dans l’eau[23]
Ou encore :
Les fleurs font un bouquet je les regarde.
La voix, la douce voix des choses, tout un jardin de fleurs.
Je crois que je m’éveille.[24]
Mais franchir la porte de la chambre, c’est autre chose. On ne peut en sortir qu’en y laissant les poèmes.
Est-ce urgent ? Chaque poème est fait de cet instant d’hésitation, hésitation qui n’est pas sans révolte : faut-il donc à ce point penser que la mort est toute proche ? Les fleurs se hâtent-elles ? Même pour être plus fortes elles ne feraient pas semblant, on est si vite désaccordé à soi-même.
Heureusement, un poème peut toujours commencer, ainsi par exemple, et c’est parfait :
Repose-toi j’ai un air de chanson[25]
[Ariane Dreyfus]
(11 et 12 février 2012)
Eric Sautou
Les Vacances
(Flammarion, 2012)
[1] P.21.
[2] P.25
[3] P.132-133.
[4] P. 32-33.
[5] P. 34.
[6] P. 45.
[7] P.60
[8] P.26.
[9] P.165.
[10] P. 114.
[11] P. 106
[12] P. 113.
[13] p. 185.
[14] P. 148.
[15] Ces différences de degré, les passages de l’un à l’autre aussi, sont très présents dans ce livre.
[16] P. 45.
[17] P. 52.
[18] P. 175.
[19] P. 89.
[20] mentalement ou pas, peu importe.
[21] P. 156.
[22] P. 25.
[23] p. 71.
[24] P. 185.
[25] P. 124.