Présidentielle : Pourquoi François Hollande ne sera pas élu

Publié le 13 février 2012 par Copeau @Contrepoints

Selon le modèle de prévision électorale de Bertrand Lemennicier, malgré ce que disent apparemment les sondages, la structure « bi-modale » du marché politique français rend improbable la victoire de François Hollande.
Par Bertrand Lemennicier
Article publié en collaboration avec l’Institut Turgot

En 2012, se tiendra la dixième élection présidentielle de la Vème République française. Face à Nicolas Sarkozy [2], qui devrait briguer un nouveau mandat de cinq ans, les socialistes, et donc François Hollande leur candidat, apparaissent – si l’on en croit les sondages – en position favorable pour l’emporter en particulier au deuxième tour.

Ce candidat l’emporterait avec 57% des votes contre 43% à Nicolas Sarkozy [3]. Même son de cloche lorsque l’on se reporte aux paris sur les élections présidentielles de 2012. La cote fractionnelle de François Hollande sur les paris de Londres est de ½, celle de Nicolas Sarkozy est de 6/4. Pour 100 euros misé sur Hollande, si ce dernier l’emporte, le parieur gagne 150 euros (1+1/2). La probabilité pour Hollande de l’emporter, telle qu’elle est estimée par les parieurs, est donc de 66,6% (100/150). Pour 100 euros misé sur Sarkozy, si ce dernier l’emporte, le parieur gagne 250 euros (1+6/4). La probabilité qu’il a de l’emporter est estimée à 40% (100/250). [1] Quel crédit accorder à ces sondages ? Quel crédit accorder aux parieurs de Londres ?

La méthode d’analyse spatiale du vote montre que la gauche a peu de chances de gagner les prochaines élections présidentielles.  Avec un potentiel de 40% des votes au premier tour le candidat de gauche doit saisir sur sa droite au moins 10% des votes des électeurs centristes. Notre prévision le porte à un score, au second tour, situé entre 47.6% et 49.2% des votes selon les intentions de votes qui se portent sur lui au premier tour (respectivement 27% et 30%), chiffre très éloigné des 57% suggéré par les intentions de votes au second tour selon divers Instituts de sondage. Le parti socialiste fait trop confiance aux intentions de vote du second tour et pas assez à ceux du premier tour.

L’élection de 2012 vue par l’analyse spatiale

La méthode d’analyse spatiale de la démocratie, inspirée des contributions de H. Hotelling (1929) [7], A.Downs (1957) [8] et S. Merrill III & B.Grofman (1999) [9] peut permettre d’éclairer les enjeux des élections présidentielles de 2012. Les mérites de l’analyse spatiale sont doubles : non seulement elle constitue une méthode efficace de prévision électorale, mais elle permet aussi d’interpréter le comportement des acteurs  politiques (candidats ou partis) lors d’une campagne. Elle peut également permettre d’anticiper les comportements que l’on observera lors du mandat politique suivant l’élection. Cette méthode originale, ainsi que ses applications dans des configurations politiques diverses, est présentée dans Lemennicier, Lescieux_Katir et Grofman (2010) [10],  Lemennicier, Lescieux-Katir (2010) [11], et Lemennicier, Lescieux Katir et Vuillemey (2011) [12].

Afin de décrire le paysage politique français, nous effectuons un découpage en cinq blocs : l’extrême gauche, la gauche, le centre, la droite et enfin l’extrême droite. Il s’agit là d’une simplification, mais cette représentation unidimensionnelle permet néanmoins de rendre compte des changements dans la structure de la compétition électorale française.

Notre approche présuppose trois hypothèses sous-jacentes.

  • Tout d’abord, que la position des candidats peut-être identifiée le long d’un axe gauche-droite.
  • Ensuite, que les électeurs votent pour leur candidat préféré, et non de manière stratégique. La distribution des votes doit donc représenter les préférences réelles des votants. Pour gagner, les candidats cherchent à se rapprocher des préférences des électeurs.
  • Enfin, nous ne tenons pas compte des tentatives de manipulation du système de vote qui consistent à favoriser les divisions à l’intérieur de son propre camp ou dans le camp de l’opposition.

La première hypothèse recoupe des catégories habituelles en sciences politiques. Ici, la classification est facilitée par un découpage en quintiles. De manière générale, on peut supposer que la localisation des cinq groupes le long de la dimension idéologique est figée dans la mesure où la localisation des partis est contrainte par leur histoire et par les paradigmes que l’activité militante, notamment à gauche, a imposés. La deuxième hypothèse est plausible, dans la mesure où un système électoral à deux tours favorise souvent le fait que les électeurs votent pour le candidat le plus proche de leurs idées au premier tour.

Une fois ces hypothèses admises, Downs affirme que le parti qui remporte les élections est celui qui est le plus proche de l’électeur médian. Dans un pays comme la France où la distribution de l’électorat apparaît bimodale sur la longue durée (avec deux pics de concentration de l’électorat à gauche et à droite, plutôt qu’un seul au centre), cette approche doit être assortie de contraintes : dans une élection à deux tours, la gauche et la droite ne peuvent trop dériver vers le centre dès le premier tour, car ils perdraient alors une fraction trop importante de leur électorat, qui se reporterait respectivement sur leur gauche et sur leur droite (vers les extrêmes). Pour prendre en compte ce fait, nous considérons que le vainqueur d’une élection est le parti qui présente le mode le plus élevé à proximité de l’électeur médian.

Tableau 1 : Distribution des votes et intentions de votes aux élections présidentielles de 2007 et 2012.

Selon l’analyse spatiale des votes c’est le candidat de droite qui devrait l’emporter car c’est lui qui a le moins de votes à saisir sur sa gauche en direction de l’électorat centriste comparé à son adversaire qui doit en remporter beaucoup plus sur sa droite. La représentation graphique du tableau 1 a l’avantage de faire percevoir immédiatement la bi-modalité de la distribution des votes à la présidentielle de 2007 par famille politique, et celle prévue par les intentions de votes au 19 janvier 2012. Une distribution uni-modale signifie que 90% des électeurs sont proches des préférences de l’électeur médian. Cela traduit un fort consensus des citoyens quant à la gestion politique que doit mener le gouvernement. En revanche, une distribution bimodale, voire multimodale, traduit l’inverse. Les électeurs s’opposent très fortement quant au rôle du gouvernement et de la politique à mener.

Graphique 1 : distributions des intentions de votes en 2007 (pointillés) et 2012 (tirés), distribution réelle en 2007 (trait plein).

Cette caractéristiques est bien française et n’est pas nouvelle. Le tableau 2 suivant et le graphique qui suit donnent cette distribution des votes en 1932 et 1956.

Tableau 2 : Distribution des votes et intentions de votes aux élections parlementaires de 1932 et 1956 puis à la présidentielle de 2007.

Graphique 2 : Distribution des votes au parlement en 1932 et 1956 puis à la présidentielle de 2007

Dans le cadre d’un scrutin proportionnel, d’une répartition uniforme des préférences et trois partis politiques, le parti qui s’installe au centre capte des votes sur sa gauche comme sur sa droite, tandis que les deux autres partis captent les votes aux extrêmes. Avec un scrutin majoritaire, il en va autrement. Lorsque le parti de gauche déplace son idéologie vers le centre, il conserve son électorat sur sa gauche tant qu’aucun parti dissident, ne cherchant pas à gouverner, ne décide de s’installer à l’extrême gauche. Il en va de même pour le parti de droite lorsqu’il déplace son idéologie vers le centre, il garde les électeurs d’extrême droite tant qu’aucun parti, ne désirant pas gouverner, ne s’installe pas sur sa droite. La base électorale du parti centriste se réduit alors rapidement. L’expérience [3] [13] montre que, dans des régimes à scrutin majoritaire, les partis centristes disparaissent au sein des autres partis de droite ou de gauche. L’UDF de François Bayrou est le dernier exemple d’un parti centriste victime de cette loi et qui n’a pas encore été absorbé entièrement par le grand parti de droite qu’est l’UMP. À gauche, depuis longtemps, les partis centristes ont été absorbés par le parti socialiste (souvenons-nous des radicaux de gauche). Cela illustre l’importance du mode d’élection, scrutin proportionnel ou majoritaire sur le positionnement des partis sur l’axe politique gauche-droite.

Si nous supposons que les préférences des électeurs sont distribuées symétriquement à gauche comme à droite selon une loi statistique normale, le mode le plus élevé et la médiane sont confondus au centre sur l’axe gauche-droite. Dans une telle constellation des préférences, deux grands partis vont émerger et se situer près de l’électeur médian qui est juste au centre. En effet pour avoir des députés, ils sont contraints de capturer l’électeur médian, et le déplacement de leur idéologie vers le centre leur rapporte plus de voix qu’ils n’en perdent sur leur gauche (si le parti est de gauche) ou sur leur droite (si le parti est de droite) du fait même de la distribution des préférences des électeurs puisqu’il y a de plus en plus d’électeurs quand on se rapproche du centre. Les deux partis vont poursuivre des programmes politiques similaires qui, en s’étendant un peu sur la droite comme sur la gauche, vont satisfaire la grande majorité des électeurs. La démocratie est politiquement stable et consensuelle.

Si la distribution des préférences est biaisée à « droite » (le mode le plus élevé et la médiane sont sur la gauche de l’axe gauche-droite avec un aplatissement à droite), il y a un grand nombre d’électeurs qui partagent les mêmes préférences situées à gauche sur l’axe gauche-droite. La localisation de l’électeur médian est telle que c’est le parti avec le mode le plus élevé et le plus proche de l’électeur médian qui prend le pouvoir. Le pouvoir passe dans les mains d’autres hommes politiques et électeurs, situés idéologiquement plus à gauche. Il est alors difficile aux partis centristes ou de droite de s’adapter à cause de l’immobilité idéologique, mais, avec le temps, si les hommes politiques des partis centristes et de droite veulent gouverner, ils vont malgré tout modifier leur image de marque et déplacer leur idéologie vers l’électeur médian situé à gauche. C’est le parcours de François Mitterrand. Cette concentration des préférences à gauche diminue le nombre de partis et donne un poids important au parti qui a le plus d’électeurs. La stabilité politique est assurée par un grand parti dominant de « gauche » et un consensus élevé consécutif à leur concentration autour du mode le plus élevé.

On peut inverser le sens de la distribution et observer un biais à gauche (le mode est supérieur à la médiane et est situé à droite), le résultat sera identique, sauf que le parti dominant sera de droite au lieu d’être de gauche.

Lorsque la distribution des préférences est uni-modale, les programmes politiques révèlent un fort consensus dans la population des électeurs, et le nombre de partis dominants est faible. C’est ce qui assure la stabilité politique. Il n’en va pas du tout ainsi lorsque la distribution des préférences est multimodale. Nous avons alors un système de partis multiples, un faible consensus dans la population et une instabilité politique fondamentale. En effet, si nous avons cinq partis politiques répartis le long de l’axe des préférences politiques gauche-droite. Chaque parti attire le même nombre d’électeurs. La distribution des préférences est dite multimodale et uniforme.

Supposons que les partis de gauche et de droite cherchent à gouverner. Ils sont face à la situation suivante. S’ils rapprochent leur programme du parti centriste pour lui prendre des votes, ils vont gagner des votes sur leur droite ou sur leur gauche, mais ils risquent de perdre une fraction de leurs électeurs, qui se reporteront respectivement sur leur gauche et sur leur droite. Ils ne sont donc pas incités à rapprocher leur idéologie de l’électeur médian, aussi vont-ils former une coalition avec d’autres partis pour emporter les élections. Mais alors, la coalition, pour être stable, doit offrir un programme qui couvre un spectre plus large des opinions politiques. En effet, pour gouverner, la coalition des partis de gauche et de droite doit se rapprocher du centre et en même temps offrir un programme qui n’amène pas les électeurs du parti  de gauche à se reporter sur le parti d’extrême gauche. Ce qui vaut à gauche vaut à droite. Mais en offrant des politiques économiques et sociales qui donnent satisfaction à des électeurs situés à gauche, on crée une tension dans le pays car une majorité d’électeurs s’y opposent : tous ceux situés à droite de la gauche. Si la coalition n’offre pas ce large spectre de politique, elle perd les élections car les électeurs de gauche reportent leurs votes sur le parti d’extrême gauche. Cette distribution n’est sans doute pas stable. Elle tend au mieux vers une distribution bimodale (biaisée à droite ou à gauche), les électeurs des extrêmes  se ralliant au mouvement des partis de gauche à gauche et de droite à droite.

Avec une distribution bimodale extrême ou le poids des extrêmes excède celui des partis situés à l’intérieur ou plus modérée, on s’attend à une instabilité de la vie politique car les deux partis dominants sont idéologiquement opposés. Cette situation est jugée par A. Downs comme pré-révolutionnaire, car aucun gouvernement ne peut plaire à une majorité franche d’électeurs.

Le problème principal que rencontre l’homme politique est donc l’incertitude qui pèse :

1)  sur la localisation de l’électeur médian global (celui qui permet d’emporter 50% des votes plus un) et celui de son propre camp [14] ;

2)  sur le profil de l’électeur médian global ou de son camp.

En effet, dans un scrutin majoritaire à deux tours, si le candidat veut gouverner, il devra proposer un programme politique correspondant aux préférences de l’électeur médian global mais aussi à celui de son camp. Or, les préférences de l’un et l’autre peuvent être très éloignées rendant impossible un programme gouvernemental satisfaisant les deux types d’électeurs médians. Cette incertitude sur la localisation et sur le profil de ces deux électeurs pivot est à la politique ce que le sel est à la vie. Sans sel la vie est fade.

Paradoxalement les sondages offrent une information privilégiée sur la distribution des électeurs et donc sur la localisation de l’électeur médian global ou de chaque camp. Cette incertitude peut alors être réduite par une bonne compréhension de la structure de cette distribution (la bi-modalité ou l’uni-modalité) et non pas sur les intentions de votes en tant que telles. C’est cette information que nous utilisons pour prédire les résultats des élections en postulant un comportement rationnel de la part des hommes politiques qui disposent de la même information que nous. S’ils sont rationnels, ils ont compris la structure de la distribution des votes et agissent en conséquence. Nous allons revenir un peu plus loin sur cette question.

Nous appliquons la théorie spatiale de l’électeur médian à la distribution des intentions de vote fournies en janvier 2012, à 100 jours des élections, par la presse quotidienne. Le tableau 3 suivant présente les résultats des intentions de votes selon divers instituts de sondages entre la première semaine et la troisième semaine de janvier 2012. Ils convergent, par famille politique, plus ou moins vers la même distribution bimodale à 1 ou 2% près. En nous reportant au tableau 1, on observe une remarquable stabilité de la distribution bimodale à 9 mois de distance quand on prend l’hypothèse de François Hollande. En mai 2011, la distribution est fort semblable à celle de janvier 2012.

Tableau 3: Intentions de votes en janvier 2012 pour différents instituts de sondages. Les cases surlignées en jaune indiquent l’intervalle dans lequel se situe l’électeur médian global.

Calculons la distance entre le mode le plus élevé de chaque camp et l’électeur médian global.

Tableau 4 : Distance entre le mode le plus élevé de chaque camp et l’électeur médian global en janvier 2012

Le candidat de droite est toujours le plus proche de l’électeur médian global. Il devrait donc l’emporter. Il lui faut capter beaucoup moins de vote sur sa gauche au centre que son adversaire de gauche sur sa droite en direction du centre. Pour estimer le score avec lequel François Hollande emporterait l’élection présidentielle au second tour, reprenons l’estimation des votes pour la gauche au deuxième tour à partir de notre équation sur les élections présidentielles entre 1965 et 2007 [19].

Graphique 3: Estimation du pourcentage de votes obtenus au second tour de l’élection présidentielle en fonction de la distance du mode le plus élevé à gauche. Les présidentielles 1969 et 2002 ont été omises de l’estimation car entre les deux tours l’électeur médian global s’est déplacé à droite de l’électeur médian de droite. En 1969 un candidat du centre était opposé au candidat de droite (Poher contre Pompidou), en 2002 un candidat de droite était opposé à un candidat d’extrême droite (Chirac contre Le Pen).

Tableau 5 : Distance entre le mode le plus élevé du camp de gauche et l’électeur médian global et score prédit au second tour.

Pour l’emporter, le camp de gauche doit atteindre environ 45,5% des votes au premier tour. Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire avec une extrême gauche à 13%, François Hollande doit  donc atteindre 32,5% des votes au premier tour pour franchir sans contestation la barre des 50%. Si les intentions de votes montaient à ce niveau, François Hollande serait le prochain Président de la République. Cependant en janvier 2012, il n’a pas encore atteint ce chiffre puisque les sondages le créditent entre 27 et 30% des intentions de votes.

Tableau 6 : Estimation des résultats du second tour de 2012 à partir de ceux obtenus sur les présidentielles de 1965 à 2007 et comparaison avec les prévisions des sondages quelques mois avant les élections.

Nos estimations sont fort éloignées de celles avancées par les sondeurs, qui annoncent la gauche largement victorieuse en 2012. Les prévisions des sondeurs dévoilent une anomalie soit quant à nos estimations, soit quant au rôle joué par la pression des médias sur l’opinion publique. En effet, pour les précédentes élections, même des mois à l’avance, l’écart de prévisions entre le sondage et la réalité ou notre estimation de 2007 n’a jamais excédé 6%. Or, cette fois, il s’agirait d’un écart proche de 10% ! En 1981, 9 mois avant, les sondages sous estimaient de 8% le score de François Mitterrand.

Le seul candidat de gauche susceptible de l’emporter, avec notre méthode de prévision, était Dominique Strauss Khan (DSK). Ce candidat se trouvant dans l’impossibilité de se présenter, aucun candidat de gauche avant les primaires socialistes n’était dans la capacité de remporter l’élection présidentielle de 2012. Le choix de François Hollande (le mieux placé des candidats socialistes) par les électeurs socialistes n’a pas modifié cette prédiction.

Si les hommes politiques sont rationnels, ils comprennent la structure d’interaction dans laquelle ils sont immergés. Ils comprennent donc les contraintes imposées par la structure bimodale de la distribution des votes à laquelle ils font face compte tenu du mode de scrutin majoritaire à deux tours. Au premier tour, ils doivent repérer la localisation de l’électeur médian de leur propre camp et situer leur programme politique en référence à cet électeur médian. En effet, par définition de la bi-modalité, le mode et la médiane de chaque camp sont proches l’une de l’autre. Se rapprocher de l’électeur médian de son camp permet alors de gagner plus de votes qu’en situant son programme politique à proximité de l’électeur médian global car dans ce mouvement on perd plus de vote sur sa gauche (respectivement sur sa droite) que l’on en gagne. En revanche, au deuxième tour, il faut gagner le vote de l’électeur médian global et donc avoir un programme politique qui permette de perdre moins de voix que son adversaire de l’autre camp (contraint lui aussi à la même manœuvre) dans ce déplacement vers l’électeur médian global. Tout dépend de la forme et l’épaisseur du point de selle de cette distribution bimodale au centre de la distribution. L’électeur médian global est-il au centre gauche ou au centre droit ? Le candidat de gauche va-t-il perdre plus de voix en déplaçant son programme vers l’électeur médian global que son adversaire de l’autre camp ?

Quelle stratégie pour la gauche ?

Pour passer le premier tour, François Hollande doit se positionner à proximité de l’électeur médian de son camp (gauche et extrême gauche), qui se trouve à 20% à partir de l’axe de gauche. Face à lui, si l’extrême-gauche parvenait à proposer une candidature unique se situant sur l’électeur médian de gauche – positionnement de Jean-Luc Mélenchon, Montebourg et Aubry –, il se retrouverait alors en situation défavorable. En « gauchisant » son discours, donc en se rapprochant de l’électeur médian de son camp, François Hollande laisserait le centre récupérer jusqu’à 15% des votes (la moitié de 30% qui est la distance entre l’électeur médian de gauche et celui global qui se situe au centre). Dans l’hypothèse d’une candidature unique du centre (François Bayrou, qui cependant est loin d’être seul sur son segment politique), il risquerait de ne pas franchir le premier tour au profit de Bayrou. Auquel cas ce dernier risquerait de devenir Président de la République en 2012.

Face à ces deux pièges, on comprend mieux rétrospectivement la tactique de François Hollande : pratiquer ce que, depuis les remarques de Downs [7], les politologues appellent l’ambigüité. C’est-à-dire être le plus obscur possible sur sa position partisane entre l’électeur médian global et l’électeur médian de son camp. Il ne doit surtout pas dévoiler un programme quelconque. Cela permet d’expliquer la critique qui lui est faite par les médias et la droite. François Hollande est rationnel dans son attitude. En janvier 2012, le programme de la gauche devant les militants était ancré sur l’aile gauche du parti, mais une semaine après, les mesures concrètes étaient beaucoup plus proche du centre gauche ! Ce qui est une démonstration de la théorie spatiale du vote in vivo.

Quelle stratégie pour la droite ?

L’UMP, si l’on en reste aux sondages, aurait des chances infimes de remporter les élections présidentielles de 2012. À l’heure actuelle, Nicolas Sarkozy, s’il est effectivement candidat, est menacé dès le premier tour par Marine Le Pen. Au-delà de cette vue assez simple donnée par les sondages, l’analyse spatiale permet une compréhension plus fine des mécanismes en jeu, à trois niveaux au moins.

Premièrement, elle permet de mieux comprendre le piège dans lequel Nicolas Sarkozy est tombé au lendemain des élections de 2007, et qui explique la faiblesse relative de sa popularité actuelle. En outre, elle permet de comprendre la stratégie en cours de « re-droitisation » de Nicolas Sarkozy, qui devrait être poursuivie au cours de la campagne à venir. Enfin, l’approche spatiale permet de relativiser fortement l’avance que certains sondages donnent au candidat de gauche en cas de second tour gauche-droite.

Revenons en arrière. En 2007, Nicolas Sarkozy a gagné les élections par un discours ancré à droite qui, plutôt que de partir à la « chasse aux voix » du Front National, lui permettait de se situer exactement sur l’électeur médian de droite. Ainsi notamment s’expliquait son score élevé au premier tour (31,18%, bien au-delà des 19,88% réalisés par Jacques Chirac en 2002, qui se situait plus loin de l’électeur médian de droite). Dès le soir du premier tour, Nicolas Sarkozy a recentré son discours, avec pour objectif de se rapprocher de l’électeur médian. Au lendemain de son élection, il a poursuivi ce mouvement en pratiquant l’« ouverture » à plusieurs personnalités venues du PS (Bernard Kouchner, Jean-Pierre Jouyet ou Eric Besson, dont le rapprochement s’est opéré avant l’élection) ou de la gauche plus largement : Fadela Amara, Martin Hirsch. En outre, cette stratégie de récupération a eu pour conséquence de déstabiliser profondément le Parti Socialiste. En ce sens, Nicolas Sarkozy a commencé dès 2007 la campagne de 2012 en affaiblissant le parti adverse.

Si l’on songe à la distribution bimodale de l’électorat français, un tel recentrage a eu pour conséquence nécessaire une baisse de la popularité de Nicolas Sarkozy sur sa droite. Alors que le Front National avait atteint en 2007 son étiage sur le cœur de son électorat (10,44%), il est logiquement remonté dans les intentions de vote jusqu’à 21%. Une partie de ses électeurs de 2007 s’est retournée vers Jean-Marie Le Pen, puis aujourd’hui vers sa fille. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy a fortement baissé dans les sondages : il a perdu sur sa droite une popularité qu’il n’a pas regagnée sur sa gauche. D’une part, d’autres candidats potentiels incarnent mieux que lui les idées du centre-droit (Français Bayrou), d’autre part, comme la distribution bimodale le suggère, en se rapprochant de l’électeur médian global, il perd plus de voix qu’il n’en gagne.

La seconde partie du mandat marque un revirement. Depuis le remaniement du 14 novembre 2010, l’ouverture est terminée et le gouvernement s’est recentré sur quelques personnalités historiques de la droite (Alain Juppé, Gérard Longuet). Le discours gouvernemental est également plus marqué à droite, ainsi qu’en témoignent les déclarations de Claude Guéant sur l’immigration ou la présence musulmane en France, ou le débat polémique sur la laïcité initiée par Jean-François Copé. Par cette stratégie nouvelle, il apparaît clairement que Nicolas Sarkozy entend se situer à nouveau sur l’électeur médian de droite, ce qui lui avait permis de l’emporter en 2007.

Pour Nicolas Sarkozy, cette re-droitisation est indispensable s’il entend passer le premier tour en 2012, car elle lui permet d’approcher de l’électeur médian de droite. Dans les 3 mois qui restent avant l’élection présidentielle, elle devrait donc se poursuivre. Cependant, cette stratégie n’est pas sans coût. En effet, elle accroit la distance de Nicolas Sarkozy avec la partie gauche de son électorat. La candidature de François Bayrou (13,5% des votes) et de Dominique de Villepin (2,5% des votes) démontre cependant que Sarkozy ne perd pas trop de votes dans ce déplacement.

Quelle stratégie pour le centre ?

Il est toujours étonnant de voir qu’un homme politique (François Bayrou) cherche à se positionner au centre, à proximité de l’électeur médian global, avec un scrutin majoritaire à un ou deux tours et une distribution bi-modale des votes ! Par définition, ce mode de scrutin est fait pour éliminer les partis centristes qui sont contraints d’intégrer les partis de droite ou de gauche pour avoir des élus, par opposition à un scrutin proportionnel qui fait du parti centriste celui qui retrouve ses représentants au Parlement dans tous les gouvernements car dans, cette configuration, le député centriste est le décideur médian. Par ailleurs, la bi-modalité fait que si François Bayrou était élu, il n’obtiendrait pas de majorité stable pour gouverner. Même si 15 à 20% des électeurs souhaiteraient que l’on gouverne au centre, ces derniers oublient qu’ils ne représentent qu’une minorité de citoyens dans l’arène politique et ne pourraient dégager une majorité parlementaire pour pouvoir gouverner.

Si François Bayrou déplace son positionnement idéologique à gauche, il va perdre des votes sur sa droite. Il suffit alors à François Hollande de faire un petit pas vers le centre pour éliminer ce candidat dès le premier tour. Ce qui est vrai d’un déplacement à gauche est vrai aussi pour lui à droite. On voit donc que lui aussi cultive l’ambigüité quant à son positionnement pour maximiser le nombre de ses votes. En effet, même avec un petit parti, peu représentatif (puisqu’absorbé en majorité par les deux grands partis PS et UMP),  Bayrou est en mesure de tirer un bénéfice privé pour lui même et son petit parti du fait du mode de financement public des partis politiques en France fondé sur leurs résultats aux élections. Ce peut-être une explication « rationnelle » de la présence d’un candidat centriste qui sait que « normalement » dans un régime électoral avec scrutin majoritaire à un ou deux tours, les chances de l’emporter sont faibles.

Quelle stratégie pour les extrêmes ?

À l’inverse des partis proches du centre, les partis à l’extrémité (gauche ou droite) de l’axe droite/gauche, pour le premier tour des présidentielles, cumulent 34% des votes soit le tiers de l’électorat. L’extrême gauche (respectivement l’extrême droite) n’a aucune crainte de voir un parti s’installer sur sa gauche (respectivement pour l’extrême droite sur sa droite). Chacun de ces partis peut afficher clairement son programme. En revanche, pour gouverner ou peser sur le futur gouvernement, ils doivent se rapprocher de l’électeur médian de leur propre camp (gauche ou droite).

Comme dans chaque camp la distribution des votes est à un seul sommet, ils gagnent plus de vote à se rapprocher de cet électeur médian qu’ils n’en perdent sur leur gauche (respectivement sur leur droite). Se rapprocher de l’électeur médian de chaque camp impose une ressemblance entre les programmes de gauche et d’extrême gauche (respectivement de droite et d’extrême droite) accentuant ainsi pour l’électorat la bipolarité de la distribution des votes.

À droite en revanche le programme du FN ne se rapproche pas de celui de l’UMP ce qui handicape Marine le Pen pour franchir le premier tour.

Le point crucial, dans cette analyse est la montée des extrêmes facilitée par l’abstention. 2007 a été exceptionnel en termes d’un taux d’abstention beaucoup plus faible que prévu. Si la tendance observée avant 2007, et en excluant cette présidentielle, se prolonge, le poids des extrêmes peut excéder celui des partis du gouvernement. Nous entrons alors dans une période d’instabilité politique où les partis de gouvernement sont devenus minoritaires. Comme le soulignait A. Downs, nous entrerions alors dans une période révolutionnaire.

Le graphique 4 (ou le chiffre de 2012 est une estimation en éliminant l’anomalie de 2007) illustre cette éventualité

Graphique 4 : Estimations de la montée des extrêmes et de l’abstention en 2012 en excluant 2007.

Si l’on exclut de l’analyse la présidentielle de 2007 et que l’on suppose que la tendance des présidentielles 1974 à 2002 se prolonge, en 2012 le poids des extrêmes devrait-être de 52,19% des suffrages exprimés avec un taux d’abstention de 30,31% ! Une estimation intégrant l’anomalie de 2007 donne en revanche des résultats différents comme le suggère le graphique 5 suivant :

Graphique 5 : Estimations de la montée des extrêmes et de l’abstention en 2012 en incluant 2007.

La montée des extrêmes se limiterait à 39% des votes exprimés et l’abstention serait de 23,27%. Il va de soi qu’il s’agit là d’un prolongement des tendances passées qui peuvent être contredites par les faits comme en 2007 car les êtres humains ne sont pas des automates mais des individus qui agissent en anticipant le comportement des autres.

On peut terminer cette réflexion sur la question de la validité des prédictions ou prévisions en sciences politiques par rapport à la finance de marché.

L’impossibilité de prédictions en économie peut-elle s’étendre à la politique ?

On peut se poser la question de savoir pourquoi, en sciences politiques, on pourrait prévoir les résultats des élections alors que sur un marché financier il en va tout autrement.

Imaginez la petite histoire suivante. Vous êtes un nuage. Lors des prochaines courses de chevaux sur l’hippodrome de Saint-Cloud, un météorologiste, qui prévoit avec une grande exactitude que les nuages vont arroser le champ de course pour le tiercé de dimanche prochain, décide de parier sur les chevaux qui courent vite en terrain lourd. Vous qui êtes un nuage, vous avez eu vent de cette prédiction. Que faîtes vous, si vous êtes rationnel ? Vous allez voir vos copains les nuages et vous décidez de contourner l’hippodrome de Saint-Cloud et d’arroser le bois de Boulogne. Entre temps vous pariez sur des chevaux qui courent vite en terrain sec. Vous déjouez la prédiction et vous empochez les profits. Le météorologue peut prédire parce que les nuages n’agissent pas et ne sont pas rationnels.

La théorie financière moderne a développé ce concept à la suite de tests empiriques sur l’évolution des prix sur les marchés financiers. Les changements de prix d’une semaine à l’autre sont totalement indépendants comme si on avait tiré au hasard le prix d’une période à l’autre. Ce résultat est une surprise pour le statisticien et l’a été un court instant pour l’économiste, le temps qu’il se rende compte qu’un tel résultat est justement ce que prédit la théorie de l’arbitrage sur un marché quelconque.

En fait, les prévisions électorales se situent entre ces deux extrêmes. Les électeurs ne sont pas des nuages mais des êtres humains rationnels. Cependant, pour des élections, faute de profits prévisibles à la clef (les électeurs peuvent de manière non intentionnelle bénéficier individuellement des conséquences de la politique menée par leurs ennemis idéologiques ou de classe), ils agissent rationnellement de manière irrationnelle contrairement à ce qu’ils font sur un marché boursier. C’est cette différence essentielle qui laisse une marge à notre méthode mais aussi aux astrologues comme aux prévisionnistes, sondeurs, économètres et parieurs de tenter leur chance en prédisant l’avenir et peut-être de réussir.

Conclusion

Il sera intéressant de confronter les estimations proposées dans ce texte avec les résultats du premier et deuxième tour de 2012 pour valider cette méthode d’estimation qui a été si performante en 2007. En effet, l’analyse spatiale de la politique française permet de nuancer fortement les résultats annoncés par les sondeurs, qui prédisent pour les élections présidentielles de 2012 une large victoire de la gauche dans la plupart des scénarios.  Compte tenu de la distribution bimodale de l’électorat français (qui prévaut sous la IVème et Vème République), l’analyse spatiale nous permet alors d’analyser les stratégies et tactiques des candidats et des partis. Pour les candidats des deux grands partis dits « de gouvernement » (UMP et PS), le fractionnement du centre et des extrêmes demeure la meilleure garantie de succès au premier tour, aussi longtemps qu’ils parviennent à réaliser l’unité de leur propre camp. De surcroit, la multiplicité des candidats leur laisse davantage de marges de manœuvre pour se rapprocher de l’électeur médian, au centre, sans encourir un risque trop grand d’être battu au premier tour.

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Sur le web

Notes :

[1] Ce texte doit beaucoup à: Lemennicier B., Lescieux-Katir H. and Vuillemey G. (2011) «Mirror, mirror on the wall, who is the best Socialist candidate of them all? The left-right location of the candidates in the Socialist Party primary and the probability of Socialist success in the presidential elections of 2012” French Politics, Volume 9, Issue 4 (December)

[2] La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 n’interdit à un Président en exercice d’être candidat que s’il sort de deux mandats consécutifs (article 6).

[3] Sondage IFOP du 19 janvier 2012.

[4] Jérôme B. et Jérôme –Speziari (2010), L’analyse économique des élections, Paris Economica

[5] Jones R. (2008), “The State of Presidential Election Forecasting in 2004”, International Journal of Forecasting Vol. 24 N° 2, pp 308-319.

[6] http://www.oddschecker.com/specials/politics-and-election/french-election/next-president

[7] Hotelling H. (1929), “Stability in competition”, Economic Journal 39, March, 41-57.

[8] Downs A. (1957),An Economic Theory of Democracy, New York Harper & Row.

[9] Merrill S. et Grofman B. (1999), A unified theory of voting: directional and proximity spatial models, Cambridge: Cambridge University Press.

[10] Lemennicier B., Lescieux-Katir H. and Grofman B., (2010),” The 2007 Presidential election” Canadian Journal of Political Science, volume 43, issue 01

[11] Lemennicier B. and Lescieux-Katir H. (2010),”Testing the accuracy of the Downs’ spatial voter model on forecasting the winners of the French parliamentary elections in May–June 2007 », International Journal of Forecasting, Volume 26, Issue 1, January-March 2010, Pages 32-41.

[12] Lemennicier B. , Lescieux-Katir H. and Vuillemey G. (2011) «Mirror, mirror on the wall, who is the best Socialist candidate of them all? The left-right location of the candidates in the Socialist Party primary and the probability of Socialist success in the presidential elections of 2012” French Politics, Volume 9, Issue 4 (December 2011)

[13] Duverger M. (1951), Les partis politiques, Paris Armand Colin

[14] Hinich M. &Munger M. (1997) Analytical Politics, Cambridge University Press, chapter 6

[15] Marge d’erreur de 3.1 %.

[16] La méthode de quotas (sexe, âge, profession du chef de ménage) et la stratification par région et catégorie d’agglomération ont été utilisées.

[17] Le calcul exclue tout électeur d’extrême gauche reportant ses voix sur un candidat centriste de droite ou d’extrême droite et réciproquement.

[18] http://www.sondagesenfrance.fr/sondages/Elections/Pr%C3%A9sidentielles%202012#pq3982

[19] Lemennicier B., Lescieux-Katir H. and Grofman B., (2010),” The 2007 Presidential election” Canadian Journal of Political Science, volume 43, issue 01.

[22] Ainsi la SOFRES prédisait en 2007 5 mois à l’avance un score de Ségolène Royale au second tour de 51% soit une erreur de 4.3%  tandis qu’IPSOS 12 mois avant proposait le même score avec la même erreur de prévision.

[23] Downs (1957) op.cit. pp 136

[24] L’hypothèse de primaires à droite semble avoir été définitivement écartée. Si elles avaient lieu, le seul sondage disponible donne Sarkozy vainqueur devant François Fillon. En outre, plusieurs déclarations récentes (Fillon, Copé) laissent penser que Nicolas Sarkozy devrait être candidat à sa réélection.

[25] Sous l’hypothèse qu’aux législatives qui suivent les électeurs du centre ne puissent rallier une majorité

[26]  Rappelons que le contribuable finance les partis en fonction du nombre de votes obtenus aux élections.