Gianni Schicchi © Stofleth
Une tragédie florentine...et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d'oeil amoral (et dantesque, puisque l'histoire vient de Dante - Enfer, chant XXX, 31-45
E l'Aretin che rimase, tremando
Mi disse:" Quel folletto è Gianni Schicchi...").
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D'un côté Oscar Wilde et de l'autre Dante, voilà les horizons d'attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l'Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d'un livre de poche bien documenté, bien construit. On forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes...
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant (l'opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n'y a pas si longtemps...), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.
Une tragédie florentine ©Stofleth
Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.
Une tragédie florentine ©Stofleth
La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d'ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C'est Simone (l'excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d'ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d'autant qu'à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l'un à l'autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n'est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.
Une tragédie florentine ©Stofleth
La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d'autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C'est une musique charnue, opulente, expansive, que l'acoustique sèche de l'opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d'ombre de la scène. Kontarsky arrive malgré l'acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: "Tu es si fort, pourquoi ne me l'avais-tu pas dit", Simone: "Tu es si belle, pourquoi ne me l'avais-tu pas dit") semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n'est pas close.
Gianni Schicchi ©Stofleth
Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d'humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d'un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert, la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l'instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles ("Addio Firenze, addio addio cielo divino..."). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.
Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s'y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d'une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu'on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l'attaque explosive de l'orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l'air fameux, répond aux attentes, même si la voix n'a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l'énergie cependant. La direction de Gaetano d'Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l'orchestration et l'humour de Puccini dans l'utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l'orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l'air de Lauretta. Une belle soirée encore à l'actif de l'Opéra de Lyon.
- Gianni Schicchi ©Stofleth