Les jeux invisibles
La taupe (2012) de Tomas Alfredson
Adapté d’un roman d’espionnage de John Le Carré, La taupe raconte les relations tendues et complexes entre les services secrets soviétiques et britanniques durant la guerre froide. L’intrigue tourne autour d’un mystère très simple : un agent double à la solde des soviétiques s’est infiltré au sein du haut commandement des services secrets britanniques, qui comptent cinq agents de hauts-rangs. Qui parmi eux est le traître ?
la proposition du film est simple voir limpide. Son discours en revanche va réclamer de son spectateur une attention accrue, un regard critique, bref un réel investissement. La taupe est une production européenne : un casting britannique de haut vol qui comptent entre autres John Hurt, Tom Hardy, Mark Strong ou encore Colin Firth, et à la réalisation le metteur en scène suédois Thomas Alfredson qui avait déjà fait parlé de lui il y a deux ans avec le très sombre Morse.
On est ici assez loin du cahier des charges que s’imposent l’industrie hollywoodienne. La taupe est un film d’atmosphère qui refuse le spectaculaire. C’est un film sur le verbe, la parole, la loyauté, le mensonge et la paranoïa. La vérité s’est enfuit, le personnage de Garyl Oldman doit la retrouver. Mais même cette configu- ration classique du héros doit être minorée. Car à vrai dire, on apprendra très peu de chose de lui, au point de se demander si il n’est pas lui même la taupe.
Cette omniprésence du doute habite tout le film et ne vous quitte pas. Au contraire, elle vous oblige à être attentif à chaque plan, chaque sourire en coin, chaque regard un peu trop appuyé. Alfredson réussit à conta- miner son public d’un sentiment de doute, de paranoïa latente. D’autant que sa mise en scène est à la fois posée, coulante et lourde. Le cadre se remplit d’effet de sur-cadrages, de stries, de miroirs qui cloisonnent les personnages, réfléchis leurs images. L’approche rappelle le cinéma de Bresson dans cette propension à penser le cadre, l’image comme quelque chose d’absolument plat (picturalité). Pris dans ce réseau de motifs visuels, on étouffe, prisonnier des appartements londoniens lugubres et des sous-sols des services secrets ou se jouent l’avenir du monde occidental.
Le défi est de mettre en mouvement ces relations non-spectaculaires entre les protagonistes. Le metteur en scène y parvient en collant à son personnage principal pour être sur qu’il devienne le guide du public dans ce marasme bureaucratique où les actes de violences ne s’incarnent pas tant dans des actes physiques que dans des coups bas stratégiques ou des phrases informelles. Il s’agit de donner corps à l’invisible, de rendre palpable cette tension paranoïaque propre à la période de la guerre froide.
Cette composition très géométrique du cadre, ces mouvements de narrations forts porté par une musique jazz mélancolique et ou s’immiscent des flash-back parfois difficilement repérables, contribuent à donner au film une dynamique à la fois tranquille, facile mais aussi opaque. Un sentiment de véritable maîtrise s’échappe qui laisse penser qu’aucune scène n’est en trop, que rien n’est laissé au hasard. C’est la mécanique impla- cable du film à énigme qui cache, dissimule les informations et vous les livre au compte goutte jusqu’à la révélation finale, le tout avec assurance.
On ne vous cachera que l’intrigue est complexe et les enjeux politiques difficiles à mettre en perspective. Les noms de personnages s’accumulent dans notre tête, les protagonistes parlent vite, mais, encore une fois, cette sérénité de la mise en scène qui laisse l’espace filmique exister, ce rythme narratif régulier et assuré vous hypnotise et fait la balance. Tout comme la prestation de Gary Oldman, absolument monolithique et magnétique. Tout se joue dans l’inexpressivité expressive du corps, la démarche lente et sûr, le sourire en coin de bouche. Ses lunettes énormes lui font des petit yeux lui confère une fragilité et une sensibilité autant qu’une intelligence discrète qui nous fait fondre, à tel point que l’on ne parvient plus à juger le personnage (c’est tout l’enjeu du film).
La taupe joue sur l’art du détail, un sens aigu du réalisme qui se traduit par de longs plans ou tout le cadre est expressive ou chaque élément visuel sert l’histoire. Plusieurs visionnages seront cependant nécessaires à une compréhension totale de l’intrigue. Un grand film discret qu’il ne faut pas laisser passer.