La mélancolie du salarié le dimanche soir

Publié le 12 février 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

« Le salaire n’est que de l’esclavage prolongé »

François René de Châteaubriand

Il est vingt heures. C’est l’heure de la petite mort dominicale, un phénomène que connaissent tous les individus soumis au contrat de travail ou à la scolarité, exception faite des indécrottables masochistes qui trouvent matière à s’épanouir dans le productivisme. Le soir tombe comme une chape de plomb sur la ville et sur le moral. La dimension psychologique du temps marche à plein régime: du vendredi soir à ce moment précis, l’horloge tourne à la vitesse d’une roue du vélo d’Alberto Contador sans qu’on y prête attention. Puis vient la soirée tragique qui clôt le repos du guerrier du marché du travail, et les secondes s’égrènent en faisant le même bruit que la goutte d’eau qui tombe doucement et qui peut changer le pacifiste le plus radical en brute enragée.

Si les films d’horreur se passaient le dimanche soir, on s’en cognerait bien, des serial-killers sadiques qui manient le couteau de boucher et la tronçonneuse. Les psychopathes qui débitent du jeune premier avec tout ce que l’électroménager et la technologie peuvent apporter de coupant, d’abrasif, de contondant, ou d’inflammable ne sont que des amateurs par rapport au dimanche soir. Il y a encore une heure, on flânait insouciant, une bouteille de vin dans une main, un livre et une guitare dans l’autre (je suis très adroit), et voilà que la perspective de rejoindre un lieu et des gens que je ne fréquenterais sans doute jamais sans la nécessité de manger et de dormir au chaud fait monter ma tension de cinq points et descendre ma température de cinq degrés, et encore ça dépend où on met le thermomètre.

Le dimanche soir est une nouvelle d’Edgar Allan Poe. Encore que la tombe du noveliste qu’aimait tant Baudelaire était régulièrement fleurie le jour de l’anniversaire de sa disparition, et qu’un verre de cognac était délicatement laissé à la disposition de son fantôme. Le dimanche soir, c’est comme le jour où le mystérieux admirateur qui s’adonnait à ces douces attentions a cessé le rituel, sans qu’on sache pourquoi. Le dimanche soir, on est comme l’albatros de Baudelaire, on se marche sur ses ailes de géant, on perd ses moyens et on peine à hanter la tempête, et le lundi matin commence à nous agacer le bec de son brûle gueule comme les marins cruels à l’encontre du volatile. S’il existe des paradis artificiels (Baudelaire a aussi traduit le Mangeur d’Opium de Thomas de Quincey), il y a surtout une infinité d’enfers artificiels d’où l’on entre et on sort avec un badge qui atteste qu’on s’est bien fait mordre l’âme par les flammes pendant une durée variant de trente-cinq à trente neuf heures par semaines.

De Quincey considérait aussi l’assassinat comme partie intégrante des Beaux Arts, et l’on se surprend à faire des esquisses qui sur son patron, qui sur un collègue qui à la première minute où l’on perd sa vigilance  se lancera dans un soliloque sur sa vie intra-utérine ou sur les résultats du PSG qui vous fera considérer l’incrustation de photocopieur dans les mâchoires comme une autre occasion de réjouissance esthétique. Même les cigarettes et le café qu’on s’accorde lors de nos maigres pauses semblent sans saveur. On nous force à fumer dehors par -15 degrés pour qu’on attrape une pneumonie ou un cancer plutôt que de mourir d’ennui ou de dépression carcérale. Là, devant la porte de l’entreprise, la route chante une douce mélopée, elle nous séduit et nous attise, elle nous invite à plaquer la fiche de paie et elle brûle de se frotter à nos semelles en ronronnant comme la chatte en chaleur qui se contorsionne en répandant ses phéromones. On se dit qu’Ulysse n’a vraiment eu aucun mérite à résister aux sirènes; les filles d’Achéloos et de Calliope ne pouvaient être plus cruelles que Pôle Emploi.

Mais on regagne son bureau ou son chantier, en pensant à ses félins qui goûtent fort peu les croquettes des Restos du Coeur et encore moins leur musique. On maudit le con qui a eu l’idée saugrenue de nous sortir de l’état sauvage, on pense à Claude Guéant et on voue aux gémonies une civilisation qui force ses membres à s’user la santé et la vie au travail, ou pire à la recherche de travail. Et les salauds qui ont inventé ce système étaient vicieux: si tu préfères dormir dans les bois plutôt que de pointer quotidiennement, tu seras un clandestin, un braconnier, une sous-espèce improductive et sans valeur, tu crèveras de froid ou de faim encore plus vite que si ta boîte te licencie, tu seras un rebut de cette civilisation qui veut l’asservissement en lui mettant un masque de liberté. Arbeit macht frei, le slogan infâme qui ornait l’entrée du camp d’Auschwitz, c’est toujours d’actualité, dans un monde qui t’offre autant de liberté que tu peux t’en acheter (à condition que tu te vendes bien)

Le dimanche soir, on trouve que tous les combats sont vains. On se met en peine d’écrire une chronique caustique, vivante et dionysiaque, avec plein de jolis mots et des références à des auteurs prestigieux, en espérant piquer la curiosité de lecteurs avides de découvertes. On se permet même de se payer la fiole de Wes Craven et de l’impérissable héros de la guerre de Troie, parce qu’on rigole mieux des méchants au chaud chez soi, le ventre plein grâce à nos esclavagistes. A Damas, à Téhéran ou à Athènes on a moins envie de se gondoler, et je pense qu’on lit fort peu notre webzine, parce que la vie n’y vaut même plus un SMIC.

Appelons donc ce moment de tristesse dominicale le complexe de Spartacus.