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57 jours - Dans le bus 94

Publié le 24 février 2008 par Nitchioule
Elle rejoint le fond du bus, le pas mal assuré. En s'installant, elle s'effondre à moitié sur une vieille dame assise à côté d'elle. La faute à son sac qui pèse très lourd. Elle le met par terre et pose sur ses genoux un gros bouquet de fleurs tristes. Blanc et vert, sans âme. Les autres passagers, assis en demi-cercle, la regardent.
Youssef a 58 ans. Il habite à Paris depuis 40 ans. Aujourd'hui, il prend le 94 pour aller consulter son médecin à Montparnasse. Depuis quelques semaines, il est très fatigué et il souffre de violentes migraines. C'est peut-être un peu à cause du Côtes-du-Rhône. Il boit trop et il sort trop depuis sa mise en retraite anticipée. Il pose les yeux sur la jeune fille : ce bouquet, elle va sûrement l'offrir à une vieille tante malade. Les roses blanches en boutons, c'est pour les vieilles dames qui sentent la mort. La jeune fille le regarde. Il pose sa main droite sur la gauche. Un réflexe. Bah, elle ne doit pas savoir ce que ça veut dire "les 5 points". Un stigmate d'ancien taulard. "Seul entre quatre murs". Celui-là, il l'a fait tout seul avec une aiguille et de l'encre. Il en avait un autre : "J'te pique au coeur, j'te prends ton trèfle et j'te laisse sur le carreau." Trop vulgaire, il l'a brûlé avec une cigarette. Elle est un peu comme son bouquet, cette demoiselle. Très blanche avec ses cheveux blonds qui s'effilochent comme des bas de laine.
Alex mesure 1m60. Il a le teint rouge, un peu gai. Il a travaillé pendant 20 ans à l'usine, pour Aventis. Les 8 dernières années, il supervisait les autres ouvriers dans la fabrication de médicaments. Il jette un coup d'oeil, à la dérobée, au bouquet que la jeune fille écrase sur ses genoux. Elle ressemble un peu à sa propre fille, Mida. Aujourd'hui, il va la chercher à la gare Montparnasse. Elle arrive de Rennes à 16h25. Il regarde sa montre : 15h45, il sera largement à l'heure. Cinq ans qu'il ne l'a pas vue sa fille... Elle est retournée en Bosnie sur un coup de tête, et puis pas de nouvelles... Jusqu'à la semaine dernière : elle l'a appelé pour lui dire qu'elle participait à un séminaire sur les plantes pharmaceutiques en Bretagne. Qu'elle passerait à Paris avant de repartir. Que ça lui ferait plaisir de le voir. Ce bouquet n'est pas joli. Il le connaît. C'est un bouquet de laboratoire. De ceux qu'on envoie en pot-de-vin aux médecins généralistes. Pour Mida, il offrirait des fleurs de la couleur du bonheur. Du rouge, du bleu, du jaune.
Angèle monte dans le bus à Sèvres-Babylone. Elle traîne ses 100 kg et s'écrase sur la banquette en ronchonnant : "Vous me faîtes chier." Elle a la tête très lourde, qui penche sur la droite. Elle dévisage, d'un oeil vitreux, la jeune fille à côté d'elle. Des fleurs. Ca sert à rien les fleurs. Il n'y a que les amoureux désespérés pour offrir des fleurs. Angèle en a assez. Elle voudrait bien dormir jusqu'au terminus. Et puis refaire le trajet dans l'autre sens sans se réveiller. Elle rêverait de son Bénin natal, où les fruits ont du jus, où le soleil réchauffe, où la rue fraternise.
Danièle et Bernadette vont au cinéma. Elles sont très vieilles et très bronzées. Sur leurs lèvres effacées, elles ont appliqué du rose sombre. Elles se ressemblent dans leurs manteaux beiges. Elles ont le même accent, un accent des beaux quartiers, un accent qui n'aime pas la misère. Cette jeune fille en fleurs doit dîner chez des cousins ce soir. Avant, elle ferait bien de passer chez le coiffeur. Pour raccourcir ces mèches qui lui cachent le front.
Montparnasse. Tout le monde descend. Angèle n'a pas envie de bouger, mais elle voit le conducteur qui la surveille dans le rétroviseur. L'un derrière l'autre, ils se séparent. Les fleurs dans une main, son sac dans l'autre, la jeune fille se dirige vers le cimetière. Elle s'arrête sur la place Edgar Quinet. Hésite. S'avance vers une poubelle et jette le bouquet.

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