Ce billet est un résumé de l’article rédigé par Sophie Pointurier Pournin, interprète en langue des signes française et Daniel Gile, professeur à l’ESIT, Université Paris 3 et publié sur le site jostrans.org.
Comme d’autres langues des signes nationales, la langue des signes française (LSF) est une langue à part entière, qui a notamment son lexique et sa grammaire propres. Apparue initialement comme langue d’expression et de communication véhiculaire entre personnes sourdes, donc au sein d’une petite fraction de la population nationale, elle proposait une couverture lexicale des différents domaines de l’activité humaine bien moins étendue que le français et son vocabulaire n’évoluait pas quantitativement à la même vitesse que le lexique du français. La LSF ne compte en effet que quelque 6 000 signes standard référencés face à des dizaines de milliers de mots que l’on trouve dans les dictionnaires généraux de langue française et aux centaines de milliers d’unités lexicales employées dans les domaines de spécialité.
Le vide lexical peut poser problème : lors d’une émission de L’Œil et la main, sur la chaîne de télévision France 5, pour rendre en LSF le concept de dyspraxie, il a fallu à l’interprète huit secondes et deux tactiques différentes : une périphrase ([gestion/corps] [gestion maladroite] [signe maladroit]), puis la présentation du mot D.Y.S.P.R.A.X.I.E. signe alphabétique par signe alphabétique. L’emploi d’un signe lexicalisé aurait fait gagner beaucoup de temps et économisé de précieuses ressources attentionnelles à l’interprète et aux téléspectateurs sourds.
Les sourds, présents dans de nombreux domaines de spécialité, ainsi que les interprètes qui travaillent pour eux, sont donc amenés à créer des codes et des signes là où ils font défaut : une personne sourde travaillant en laboratoire de microsoudure aura besoin de termes précis pour désigner un condensateur, un braser, un braser à vagues ; un étudiant sourd étudiant le contrôle de gestion aura besoin de termes pour désigner les immobilisations, les dividendes etc.
Il n’existe pas de commissions officielles de terminologie en LSF pouvant recenser, réguler et faire évoluer la langue. Les techniques discursives de la langue des signes permettant au quotidien de s’exprimer sans recourir systématiquement à des signes standard, il n’y a pas eu d’urgence à créer des centaines de néologismes pour enrichir le vocabulaire spécialisé ou plus élaboré.
En conséquence, pour se doter de nouveaux signes et en l’absence d’instances de normalisation, la LSF doit souvent attendre une initiative privée correspondant aux besoins concrets d’une structure ou d’un étudiant en cursus universitaire pour répondre à des besoins lexicaux spécifiques. Malgré les possibilités qu’offre internet, il est rare qu’un glossaire ainsi établi réussisse à se diffuser au niveau national.
L’essentiel de la création lexicale se fait donc par les interprètes eux-mêmes en situation, en consultation avec les personnes sourdes pour lesquelles ils travaillent. La diffusion des nouveaux signes est informelle et en grande partie aléatoire : elle dépend des contacts entre les interprètes et de leur attitude (en France, ils considèrent en général que l’enrichissement lexical de la LSF relève de l’initiative et de la responsabilité de la communauté des sourds signants et de l’adoption ou non d’un nouveau signe par cette même communauté).
Par ailleurs, les interprètes en LSF sont tenus de respecter les normes sociolinguistiques de la communauté sourde majoritaire. Il se trouve que contrairement aux communautés sourdes étatsunienne et britannique, par exemple, elle est hostile à la dactylologie (qui consiste à épeler par signes le mot en langue vocale, en l’occurrence le français).
Les tactiques les plus fréquentes.
1-Labialisation du mot français
La labialisation ne vient jamais seule ; elle accompagne un signe, une épellation.
On peut distinguer deux formes de labialisation : la forme standard, composante idiomatique de la langue des signes, et l’articulation sympathique, qui regroupe des mimes buccaux, des sons et autres mouvements de la bouche nécessaires à une communication idiomatique
Exemple :
« Agir à long terme ou à moyen terme » : [mur] + [loin devant] …. [mur] + [devant] + [moyen] furtivement esquissé de la main gauche, labialisé
« long moyen terme »
2-Dactylologie : l’utilisation de l’alphabet manuel codé en signes
La dactylologie est une pratique qui ne s’utilise habituellement que pour épeler les noms propres n’ayant pas d’équivalent lexical en LSF, ou en dernier recours pour venir à bout d’une incompréhension inextricable. Les sourds n’étant pas tous à l’aise avec la langue écrite, il ne leur est pas naturel de saupoudrer la LSF de mots dactylologiés (à la différence de l’usage dans la langue des signes américaine). Elle permet elle aussi d’indiquer directement le lexique français utilisé pendant le cours à l’étudiant, qui s’exprime ainsi à ce propos: « (…)j’ai aussi besoin des mots, si l’interprétation est trop imagée je ne sais plus de quel mot français j’ai besoin pour exprimer ce concept par écrit. »
3-Emprunt adaptatif à la LSF : emploi d’un signe existant investi d’un nouveau sens
Un signe existant en LSF est emprunté et investi d’un sens nouveau, généralement spécialisé (ici dans le domaine du contrôle de gestion). La labialisation est majoritairement associée à ce procédé.
Cette tactique a également été utilisée pour différencier qualité/performance/efficience/efficace, qui se signent de la même façon.
4-Scénarisation
Très largement utilisée par les interprètes, la scénarisation crée des saynètes qui condensent le sens du discours. Comme le montre l’exemple ci-dessous, une scénarisation peut comprendre un signe issu lui-même d’une scénarisation préalable.
Exemple:
Actionnaire : [personne] + [coupon détaché] + [acheter]
Ici, le signe [action] avait été au préalable créé par l’étudiant et l’interprète suite à la définition du mot et à une référence faite par le professeur (autrefois, les actions se matérialisaient par de larges feuilles de papier qui se découpaient selon les pointillés). Cette information facile à scénariser a été choisie par l’étudiant sourd pour désigner action d’entreprise (signé littéralement papier que l’on sépare de sa souche). C’est naturellement que [action] se retrouve dans le signe de [actionnaire] en tant que point de départ d’une nouvelle scénarisation. Hors contexte et en partant du signe [ticket], il serait difficile de remonter jusqu’au terme actionnaire. De nombreux signes ainsi créés ne sont compris que parce qu’ils renvoient à un « connu partagé » par l’étudiant et l’interprète. L’on trouve parfois sur le terrain une dizaine de signes pour un même terme, car ils ont été créés en même temps par différents binômes étudiants sourds/ILS. Ces signes n’ont pas vocation à se diffuser. Les tactiques de l’interprète face au vide lexical prennent donc un peu le caractère d’un éternel recommencement.
La scénarisation, souvent présentée comme la solution de choix au vide lexical, demande un effort de réflexion lors de son élaboration, et sa mise en place requiert une conceptualisation rapide et efficace du signifiant. Dans les faits, elle est parfois laborieuse, avec de « faux départs » qui peuvent aboutir à son abandon au profit d’une interprétation plus linéaire, proche du français signé.
5-Translittération ou français signé
Le ‘français signé’ consiste à plaquer sur la langue des signes la structure syntaxique du français.
Exemple :
Panier moyen : [anse de panier] + [moyen]
L’interprète et l’étudiant savent qu’il ne s’agit pas dans ce contexte de l’objet ‘anse de panier,’ mais une périphrase serait longue et l’étudiant connaît déjà le concept. La translittération présente ici l’avantage de la rapidité et du lien direct au français.
Le recours au français signé est ici un choix de l’interprète et de l’étudiant. Dans ce cas précis, pour tous les deux, le respect de la forme linguistique de la langue des signes est moins important que le rappel de la forme française.
6-Périphrase
La périphrase est utilisée seule, sans labialisation appuyée ni dactylologie ; c’est une parenthèse introductive au concept. Nous remarquons aussi que dans le corpus, l’emploi de cette tactique pour des mots non techniques comme formel, optimiser, normatif, chiffres ronds, logistique, répondait à des besoins immédiats de l’étudiant apparus à travers un regard interrogateur pendant l’interprétation.
Exemples de périphrase :
Logistique : [prévoir] + [transport] + [coût] + [quand] + [etc.]
Chiffres ronds : [chiffre] + [12etc.] + [non] + [net] + [zéro au bout] (scénarisé)
Ces exemples illustrent la difficulté de prendre en charge un contenu pédagogique pour pallier le vide lexical. En fait, quand l’interprète scénarise des termes spécialisés, il influence fortement la représentation du concept qu’en aura par la suite l’étudiant.
Pour lire l’article dans son intégralité : http://bit.ly/interpretelsetvidelexical