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La photographie fabrique de la réalité. Quelques uns le lui reprochent, percevant dans sa mécanique une trahison du réel objectif, un « faire-croire », d’autres louent son pouvoir littéraire et sa capacité à façonner un « fantastique social », pour reprendre la formule de Mac Orlan. On aime les gens pour leurs défauts, on les déteste pour leurs défauts. A vrai dire, ce qui gêne souvent c’est son ambiguïté, les multiples voies qu’elle prend, simultanément parfois, au point de mêler une façon indicielle à une inclinaison surréaliste, le réel glissant sournoisement vers sa fiction. On voudrait un parti pris plus net : preuve scientifique ou fantaisie. Et ce « faire-croire » que les uns condamnent comme une malhonnêteté apparaît pour les autres comme un charme prenant capable de tirer l’ordinaire vers les territoires de sa fascinante étrangeté. L’image se donne à voir comme un léger décalage. Placée entre l’œil et le monde, la photographie révèle des aspects du monde selon ce que l’œil veut y voir. En un sens, l’appareil vise autant au devant de lui qu’en arrière, il enregistre autant du visible que du regard qui le soutient. Le monde fabrique les images autant que les images fabriquent des mondes. Bernard Plossu s’émerveille, de ce que les images que ses dérives urbaines lui suggèrent lui parlent de « la géographie mentale du lieu ». Cette « géographie mentale », c’est ce qu’agrège un paysage en lui de signes ou de signaux capables de faire écho à vos propres expériences : comment, traversant Bruxelles, le photographe retrouve le souvenir de la « ligne claire » en bande dessinée, comment les paysages de l’ouest américain étalent sous ses yeux les récits qu’ils aura lu enfant. Pour autant, Bernard Plossu ne cherche pas à plaquer ses idées sur le paysage pour le forcer à signifier par les images ce qu’il doit lui dire. Il ne force pas les choses à lui raconter une histoire attendue, préconçue. Nul spectaculaire qui viendrait au devant de celui qui regarde l’image se signifier ostensiblement, nulle volonté de faire rentrer les choses dans une composition éloquente, les photographies de Bernard Plossu ont quelque chose des images de famille qui accompagnent nos vies, cette immédiateté sensible, empathique. Elles se donnent à lire comme le témoignage d’un voyage que l’on fait à travers le monde tout autant qu’à travers soi. Avec toujours, ténu, cette même qualité d’étonnement qui le pousse à pousser le regard pour y voir d’avantage, plus profondément. On est loin d’un expressionnisme à la Klein ou même à la Robert Frank, ses sujets ne se plient pas à l’autorité de la composition comme chez Cartier-Bresson, plutôt dans une forme de sensualité : l’appareil photo ne cloue pas les choses comme le ferait un coup de feu, il les caresse.