Il vaut mieux chercher un bouc émissaire et expliquer par son existence les insuffisances et la grisaille culinaire à laquelle nous sommes soumis.
Par Yoani Sánchez, La Havane, Cuba.
Très régulièrement, nos médias lancent une nouvelle campagne, une offensive contre tel ou tel phénomène social ou économique. Ces jours-ci l’attaque se porte sur les marchands ambulants, vendeurs de fruits et légumes, qui transportent leur marchandise sur un tricycle ou quelque autre engin sur roues. Les journalistes officiels allèguent que ces commerçants fonctionnent sous la loi « capitaliste » de l’offre et de la demande, au lieu d’appliquer des prix plus accessibles aux consommateurs. Ils critiquent également le fait qu’ils proposent leurs produits à l’unité et non à la livre ou au kilo, ce qui leur permet d’augmenter les marges sur des prix excessifs. Bien qu’il s’agisse d’un problème qui nous porte tort à tous, je ne pense pas que ce soit en faisant appel à la conscience des vendeurs que l’on va le résoudre.
De plus le marchand ambulant est celui qui assure l’approvisionnement des quartiers en manque de marchés agricoles et  particulièrement aux horaires de fermeture de ceux-ci. Le prix de leurs produits inclut aussi – bien que la télévision officielle ne le reconnaisse pas – le temps gagné pour le client qui n’a plus besoin de se déplacer ou de faire les longues queues au marché étatique. Pour la majorité des femmes qui travaillent et qui, rentrées à la maison après cinq heures, doivent inventer un plat pour le dîner, l’annonce « avocats et oignons » criée à leur porte est une planche de salut. Il reste vrai que le coût d’aucun de ces produits n’est en relation avec les salaires, mais ils ne pourrissent pas non plus sur ces étals roulants par manque de clients. Le fait que quelqu’un doive travailler deux jours pour acheter un potiron n’est pas le signe de la démesure du vendeur mais celui de la pauvreté des salaires.
Il est surprenant par exemple que la préoccupation des reporters du journal vedette ne les conduise pas à s’en prendre aux excès des boutiques en pesos convertibles, où pour acquérir un litre d’huile on doit dépenser tout ce que l’on a gagné en une semaine de travail. La différence entre les marchands ambulants et ces boutiques collectrices de devises est que les premiers sont à compte propre alors que les secondes sont la propriété de l’État. Si bien que nous ne verrons jamais un reportage dénonçant le pourcentage très élevé appliqué aux coûts d’importation ou de production d’un produit alimentaire avant sa mise en vente  dans lesdits « shoppings ». Parce qu’il vaut mieux chercher un bouc émissaire et expliquer par son existence les insuffisances et la grisaille culinaire à laquelle nous sommes soumis. Pour le moment la faute en revient aux marchands ambulants. Courez donc vite au balcon et regardez les passer dans la rue parce que très vite ils pourraient ne plus y être.
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Traduction : Jean-Claude Marouby