Qu'est-ce qu'un chef-d’œuvre ? qu'est-ce qu'une œuvre ? comment oser prononcer ces mots aujourd'hui, où la production "artistique" paraît tellement marchande qu'on se méfie instinctivement des "racontars" pédants des critiques jetant de la poudre aux yeux du bourgeois, même s'il habite la Bastille ou la Butte Montmartre et pas le XVI° ... Tenez, vous aller encore dire que mes instincts réactionnaires remontent à la lumière et que je suis décidément indécrottable. Et effectivement, je le suis. Et notamment d'une méfiance extrême envers les "grands maîtres" actuels. Je n'ai jamais aimé Miro, trouve que Tapiès est de l’esbroufe, et ai été moyennement intéressé par l'exposition Münch à Beaubourg cet hiver (même si c'est effectivement un peintre authentique). Bref, mon cas est grave.
Car au fond, il consiste à estimer que la plupart des artistes contemporains n'ont pas grand chose à dire ou, pour être plus exact, "disent" et commentent leur œuvre plus qu'ils ne laissent celle-ci s'exprimer. Bref, l'art contemporain est bavard, fait de commentaires et de glose, fait de mots plus que de vision, un art verbeux et non pas sensuel, m une littérature plus qu'une esthétique, un objet marchand plus qu'un truchement du monde.
C'est pourquoi l’œuvre de Marcel Storr paraît doublement miraculeuse : d'une part par ce que l'auteur n'en a rien dit, puisqu'il était analphabète et sourd, reclus et isolé ; ensuite, parce qu'elle est restée cachée pendant 35 ans, jusqu'à la première exposition publique qui a lieu en ce moment et où il faut se précipiter.
1/ Je laisserai le lecteur lire ce qu'on dit partout au sujet de l'histoire de l’œuvre, de Marcel Storr, de sa découverte et de sa reconnaissance : voir les références mises ci-dessous. Et je vais immédiatement verser dans le travers que je viens de dénoncer, et parler de l’œuvre. Peu importe l'histoire, au fond, car dans le cas présent, on peut -on doit- partir de l’œuvre.
2/ Il se trouve que je la connais depuis un certain temps : il s'agit donc de tableaux que j'ai vu à plusieurs reprises ces dernières années. D'une certaine façon, la répétition du regard participe à la découverte : en effet, si ses tableaux sont extrêmement visuels, très figuratifs, ils sont construits sur la reproduction de motifs qui construisent des immeubles toujours plus grands et majestueux. Mais ici, recadrés, mis en lumière, ils prennent une densité que je ne leur avais jamais vue.
3/ On l'aura compris, voici un génie de l'art brut, cette forme échevelée de l'art naïf. Le personnage de Séraphine de Senlis a été popularisé au cinéma, Marcel Storr la dépasse probablement dans son inspiration et l’élévation de ses tableaux. Art brut, art négligé, art bâti en dehors du système, art personnel. Art qui résulte de tels échecs humains qu'on ne doute pas qu'il constitue une rédemption personnelle, et donc une vérité et une authenticité qu'on ne trouve pas chez la plupart des contemporains intégrés au système. D'une certaine façon, le seul art qui puisse exister aujourd'hui est forcément hors système. Hors système, Marcel Storr l'était indubitablement : car c'est seulement maintenant que je veux parler de son histoire : celle-ci intervient après l’œuvre. Voici donc un enfant abandonné, confié à l'Assistance publique, placé chez des paysans qui l'ont probablement battu, se retrouvant finalement cantonnier de la ville de Paris, au bois de Boulogne, face à la Défense alors en construction. Il était sourd et analphabète, enfermé dans un esprit souffrant.
4/ Le dessin est alors la seule thérapie, l'unique auto-thérapie qui lui permet de survivre aux malheurs du monde. Et l'exposition montre ce parcours : d'abord les premiers dessins (exposés pour la première fois, je ne les avais jamais vus !) d'églises dessinées dans les années 1930, dans un style encore naïf, avec des personnages assez grands ; puis la série des cathédrales, datant de 1964, allant vers une complexité croissante ; enfin, la dernière série, celle des villes, celle des architectures où l'homme disparaît quasiment, dans ces machines complexes qui symbolisent parfaitement le monde contemporain.
5 / Les qualités plastiques de l’œuvre sont évidentes : le dessin est constitué de la répétition de motifs qui s'ajoutent sans cesse, selon une logique géométrique qui rappelle, d'une certaine façon, Vasarely ; mais ils sont recouverts d'encres de couleurs, le plus souvent dans des tons chauds (bruns, ocres, rouges, jaunes) et sur lesquels est passée une sorte de vernis ; et si l'immeuble montré recouvre presque toute la feuille, il laisse en haut la place à des ciels en sorte d'aquarelle dont la pâleur claire et terne accentue le contraste avec les dessins sombres mais brillants. Esthétiquement, cela dégage une personnalité et un chatoiement qui sautent aux yeux.
6/ Évidemment, la démesure s'installe progressivement : les personnages humains existent mais rapetissent à mesure du déroulement de l’œuvre, au point de n'être plus, à la fin, que des points dont on ne discerne plus le mouvement ou l'allure. Le rétrécissement de l'humanité devant le bâti qui l'environne est tout à fait significatif de notre monde où l’artificiel et la complexité règnent désormais. Storr est, pour le coup, un peintre totalement contemporain: il n'aurait pu exister autrefois.
7/ Storr est un peintre de la perspective qui n'a pas appris à dessiner : s'il a le sens de la perspective, il en néglige les lois et commet des fautes géométriques évidentes, même si on ne les aperçoit pas au premier regard. De ce point de vue, il retrouve un certain cubisme, sans le faire exprès mais de façon plus convaincante que certaines abstractions intellectuelles des inventeurs de ce mouvement. Il prend peu à peu de la hauteur (au sens premier) comme s'il voyait ses tableaux d'un avion ou d'une nacelle : cette élévation accompagnait la montée en hauteur de ses monuments et l'édification d'ensembles de plus en plus grands et ambitieux.
8/ On aboutit ainsi à de véritables villes, démonstratives et enchevêtrées, où des voies de chemin de fer relient les tours en altitude. Le ciel disparaît, les quelques oiseaux qu'on observait au début aussi, mais d'une certaine façon la ville s'aère, avec des végétations et surtout des plans d'eau, lacs et rivières, remplis de bateaux.
9/ Les trois âges de Storr illustrent trois âges de l'humanité : de la petite église quasi villageoise à la cathédrale puis à la cité démesurée, ce sont trois figurations de la communauté humaine où l'individu devient de plus en plus petit, et particulier. En ce sens, Marcel Storr est le peintre de la planétisation, et l'on ne peut pas dire que son art soit occidental, puisque telle ou telle peinture revêt des ambiances étrangères et universelles.
10/ C'est tout le paradoxe : voici un reclus, extrêmement isolé, négligé et banni intérieur, qui illustre de la plus magnifique façon l'évolution de notre monde contemporain. Storr est un constructeur de cathédrale : comme ses ancêtres, il est resté anonyme et a construit les plus belles cathédrales qui soit. Storr, en fait, annonce prophétiquement un nouveau cours de l'humanité. Son œuvre précède sa signification. Au fond, l'art brut est désormais le seul art vrai.
Bref, à découvrir. Surtout que l'exposition est gratuite : ultime symbole.
Un grand merci (et toute mon affection) à Liliane et à Bertrand : ils sont les co-auteurs de cette œuvre et sans eux, assurément, Marcel Storr ne serait jamais sorti de l'ombre où il vécut toujours.
NB : toutes les illustrations sont protégées par un copyright L et B Kempf.
Références :
- L'article de Pierre Dagen dans Le Monde du 27 décembre
- Laurent Danchin (spécialiste français de l'art brut) parle de l'art de M. Storr
- Un compte-rendu de l'exposition par le Poignard subtil
- Le site officiel de l'exposition : tous les détails. Jusqu'au 31 mars, et c'est gratuit, dans un amusant petit pavillon XVIII° siècle planté sur la hauteur de Ménilmuche, le Carré de Baudoin
- Reportage avec le commissaire de l'exposition et les collectionneurs.
O. Kempf