Ou bien nous assisterons à l’éclosion d’un islam libéral ou bien l’islam, en tant que doctrine politique, n’a aucun avenir. Il peut faire des dégâts entre-temps, y compris chez nous, il ne faut pas le nier. Mais jamais il ne mettra réellement en danger la démocratie libérale.
Par Fabrice Descamps
En 1984, je crois, le regretté Jean-François Revel écrivait que l’URSS avait gagné son combat contre l’Occident. Cinq ans plus tard, le communisme s’effondrait. En 1987, j’étais étudiant en Allemagne et y suivais un cours d’histoire allemande contemporaine par un ponte de la question. Voici quelles étaient les conclusions de son cours (elles sont à jamais restées gravées dans ma mémoire) : « Ni vous, ni moi, ni nos enfants ne verrons la réunification de l’Allemagne ». Deux ans plus tard, le Mur de Berlin disparaissait.
Comparaison n’est certes pas raison. Mais comment des gens aussi cultivés, intelligents et lucides que Revel ou mon prof de fac ont-ils pu se tromper à ce point sur la puissance du communisme ?
En fait, je pense non qu’ils surévaluaient le danger posé par l’URSS – qui était terrifiant – mais, au contraire, qu’ils sous-estimaient la force des démocraties libérales.
Les démocraties libérales sont constamment en proie au doute car elles sont ouvertes au débat. Du coup, elles en déduisent souvent à tort qu’elles seraient fragiles car taraudées en permanence par des questions quant à leur légitimité, leur efficacité, leur identité, leur avenir ou leurs valeurs morales.
Or loin de les affaiblir, c’est tout à l’inverse ce questionnement même qui fait leur force et leur honneur. Salman Rushdie a dit un jour dans une interview que les islamistes se trompaient totalement quand ils affirmaient que l’Occident était décadent, qu’il n’aurait soi-disant plus de valeurs parce qu’il était pluraliste et tolérant. Le pluralisme et la tolérance ne sont pas la marque d’une absence de valeurs car ce sont justement des valeurs morales fortes : quelqu’un qui est assez sûr de lui-même peut se payer le luxe du doute. J’écoute volontiers les socialistes ou les nationalistes [1] car je n’ai pas peur d’entendre leurs arguments qui sont très souvent fort mauvais : pourquoi devrais-je craindre qu’ils ébranlassent mes convictions puisqu’elles sont largement mieux étayées que les leurs ? Je souhaite au contraire qu’ils les claironnent le plus possible afin que les gens finissent par en comprendre l’inanité.
D’ailleurs le danger représenté par le communisme était beaucoup plus sérieux que celui auquel nous expose actuellement l’islamisme radical : il contrôlait la moitié de la planète et se posait comme modèle alternatif apparemment crédible au capitalisme – on vit à la fin qu’il n’en était rien mais en attendant, on pouvait encore croire au « Grand Soir ».
Rien de tel avec l’islamisme. Feu le régime afghan des Talibans, un modèle alternatif crédible ? Vous plaisantez ! Quoi ? La Somalie ? Allons donc ! Le Pakistan, ce foutoir ? L’Iran des mollahs ? En quoi le système économique de l’Iran présente-t-il une alternative au capitalisme ? Il s’agit seulement d’un modèle de capitalisme oligarchique, fait de favoritisme, de népotisme et de corruption, un peu comme ceux qu’on trouve en Chine [2] et en Russie. Pas de quoi enthousiasmer les foules, tout cela. D’ailleurs, vous pouvez constater vous-mêmes que contrairement à l’époque du communisme et du PCF, on n’a pas assisté en Occident à la naissance de puissants partis islamistes.
Bien entendu, il se pourrait fort bien que les Frères musulmans confisquassent les printemps arabes. Tant pis. Les gens ont le droit de voter pour qui ils veulent et notamment pour des imbéciles. Les Allemands ont bien voté Hitler en 1933. À tout prendre, je préfère que les Frères prennent le pouvoir par les urnes plutôt que de voir la démocratie bafouée comme elle le fut après la victoire du FIS en Algérie. Franchement, trouvez-vous que l’Algérie s’en porte mieux depuis ? Non, il faut laisser les Arabes faire leur propre expérience de la démocratie, les laisser faire leurs propres erreurs. Car, de deux trois choses l’une, ou bien les Frères musulmans feront comme Hitler, arrivant légalement au pouvoir pour mieux abattre la démocratie et dans ce cas, tôt ou tard, un deuxième printemps arabe viendra les en déloger, ou bien ils gouverneront démocratiquement et, dans cet autre cas, soit ils évolueront comme les islamistes turcs de l’AKP et il y aurait lieu de s’en réjouir, soit ils voudront imposer un programme islamiste plus dur, démontreront ce faisant leur incompétence et seront battus lors de prochaines élections. Cela est inéluctable mais prendra peut-être beaucoup de temps : il faut apprendre la patience. Après tout, la France, notre beau pays, n’a-t-elle pas connu sept régimes politiques entre 1789 et 1871 avant de devenir une vraie démocratie libérale sous la IIIe République ?
Peut-être me trouverez-vous exagérément optimiste. C’est possible. Mais j’ai surtout des convictions libérales fortes et pense profondément que l’histoire va dans notre sens à nous, libéraux. Même les reculs, les retours en arrière ne sont que des péripéties transitoires car les peuples aspirent tous à être heureux, c’est leur pente naturelle. Or le libéralisme est l’option politique, économique et sociale la plus efficace pour leur permettre cette « poursuite du bonheur », comme disent si joliment les Américains. Et ne croyez pas qu’il soit ici le moins du monde question de foi. La supériorité du libéralisme sur le socialisme ou le nationalisme est amplement prouvée par l’histoire et par le raisonnement. D’ailleurs, les socialistes les plus raisonnables, pas les nôtres, ceux de Scandinavie et du monde anglo-saxon, n’ont-ils pas été souvent de très bons gouvernants en appliquant des politiques libérales ?
Alors, croyez-moi, ou bien nous assisterons à l’éclosion d’un islam libéral ou bien l’islam, en tant que doctrine politique, n’a aucun avenir. Il peut faire des dégâts entre-temps, y compris chez nous, il ne faut pas le nier. Mais jamais il ne mettra réellement en danger la démocratie libérale. Les Twin Towers sont peut-être tombées mais Ben Laden est mort et les États-Unis, eux, sont bien vivants.
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Notes :
[2] C’est pourquoi je pense pareillement que la puissance chinoise est très surévaluée. La Chine « communiste » finira bien un jour par succomber à ses contradictions internes. Le « tigre de papier », c’est elle, pas nous. Nous sommes actuellement fascinés par elle comme Nixon l’était par Mao. Tout cela aura une fin.