Dans ma vie, j'en ai connues des situations où j'ai été mal à l'aise. Mais assister à l'état des lieux de l'appartement qu'on quitte se situe dans le peloton de tête de l'échelle de Richter de mon stress. D'un côté, moi, frêle agneau prêt à se faire tondre et rôtir, et qui lèche la main de celui qui me coupera le cou. De l'autre, un propriétaire teigneux, cupide et avide de conserver la caution gigantesque que je lui lui avais confiée, la mort dans l'âme, le jour de l'entrée dans les lieux. Rien que de penser à l'idée de me la rendre, il en aurait attrapé la tuberculose. Pendant tout le temps du bail, il réveillait sa femme la nuit pour recompter mes sous cachés dans un bas de laine sous son matelas.
Et c'est là qu'est arrivé Manjit sur son fier destrier. Déjà, en hindou, Manjit, ça veut “Vainqueur de l'esprit”. Donc le proprio était foutu. Car en plus, Manjit en est à 258e état des lieux. On l'appelle pour les cas désespérés comme le mien. Il travaille sur les chantiers et de temps à autre, on lui téléphone pour qu'il vienne en aide aux locataires dans le besoin de récupérer leur caution. On ne refile son 06 qu'aux gens sûrs, car les propriétaires ont mis un contrat sur sa tête. C'est la terreur des plans d'assurance-vie. Quand j'étais petit, on allait de temps en temps chercher le rebouteux qui bossait à l'usine Michelin et qui vous remettait les entorses comme pas deux. Là, on compte sur Manjit et ses doigts de fée. Il vous répare les pires avanies de logement au pinceau, au coton-tige et au Demak-up. Et après, il retourne travailler.
Les trous dans les murs disparaissent comme par enchantement avec de l'Enduialo. Les traces noires sont effacés d'un léger coup d'éponge. Dans sa caisse à outils magique, il a même des clés pour remplacer les manquantes. Elles leur ressemblent comme deux gouttes d'eau mais elles n'ouvrent que dalle. Mais ça Manjit, il s'en fout, on lui demande des clés qui ressemblent, pas des clés qui ouvrent.
Puis Manjit est reparti sans un mot dans son camion vers son chantier en banlieue. Je l'ai salué d'un geste gauche et d'un paquet d'euros amplement mérités. Une heure plus tard, pour le proprio, ce fut la Bérézina. Il a eu son compte et il a été obligé de soigner le mien. Même de me féliciter, tellement il l'avait mauvaise. Il a essayé de m'enrôler dans son camp, celui des possédants. Histoire que je le soutienne en fustigeant les autres locataires, les odieux, ceux qui lui laissent des trous béants, et qui vous obligent à garder la caution la mort dans l'âme.
Il m'a tendu mon chèque du bout des doigts. J'ai reconnu mon écriture d'il y a trois ans. J'ai eu envie de lui arracher des mains, mais je fais preuve d'un self-contrôle insensé. Je suis sorti de l'appartement, calme et digne. A peine le temps de descendre dix marches, je l'ai entendu m'appeler du haut de l'escalier. Une sombre histoire de clés qui ne marchaient pas. Il reprenait du poil de la bête. Je suis descendu quatre à quatre et je suis parti dans la rue en courant comme un dératé.
Illustrations : "Les raboteurs de parquets" (Caillebotte), "Le drôle de Noël de Scrooge" (Walt Disney), Ange et Démons, Lucky Luke, DR