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Lefebvre et Lukàcs

Publié le 10 février 2012 par Les Lettres Françaises

Lefebvre et Lukàcs

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Henri Lefebvre, ce roi non couronné du marxisme français, aura-t-il été notre Lukács ? Peut-on se risquer à le penser, alors même que ce qui les distingue fait valoir ses droits avec éclat ? Quel sens y aurait-il en effet à rapprocher le grand-bourgeois de Budapest, le membre de la nomenklatura communiste de la « grande époque » avec le fils des com- munes rurales des Pyrénées, bohème parisien et perpétuel outsider ? Enfin, malgré son mérite et le scandale de son oubli, personne n’aura l’idée de mettre la Somme et le Reste au niveau d’Histoire et Conscience de classe. Pourtant, à y regarder de plus près, la surprise se surmonte et l’apparentement perd sa brutalité. Ce qui fait, alors, leur fraternité, c’est que l’un et l’autre ont été contraints de se construire un « chemin vers Marx » (pour reprendre le titre de Lukács), ils n’ont reçu ni le communisme ni le marxisme en héritage. Kulturkritiker, c’est avec leurs moyens propres, répondant à une visée existentielle, qu’ils ont élaboré leur problématique personnelle et c’est cette problématique qui les a conduits au marxisme comme à une solution. On s’en doute, cette liberté de démarche ne les prédisposait pas à la docilité. Lukács lui-même, contrairement à l’opinion générale, on l’oublie trop, se trouve presque toujours en délicatesse avec l’orthodoxie.

Les Lettres Françaises, revue littéraire et culturelle

Georg Lukàcs

Quoi qu’il en soit de cette comparaison et de ses limites, nous disposons par chance d’un texte d’Henri Lefebvre qui témoigne de cette identification – d’une reconnaissance avouée envers un frère et un maître. Il s’agit d’une conférence prononcée en 1955 à l’Institut hongrois. Une triple actualité explique, semble-t-il, ce salut. La RDA venait de publier un volume d’hommages au philosophe hongrois (où figure, à côté d’un texte de Thomas Mann, le Mein Weg zu Marx), Lukács venait d’être honoré du prix Kossuth et de publier la Destruction de la raison. Moment d’accalmie à saisir, car, les années précédentes, Lukács n’était guère persona grata pour deux formules qui avaient fait scandale : en remarquant que le réalisme socialiste n’avait pas encore eu son Balzac ou son Léonard de Vinci, ou que le marxisme pouvait bien être un Himalaya, un levraut à son sommet, mais qu’il ne pouvait se gonfler plus grand que l’éléphant dans la plaine. Toutefois, on s’en doute, l’intervention de Lefebvre s’inscrivait dans une stratégie qui excédait la commémoration académique et qui avait pour véritable enjeu la discussion philosophique en France. En effet, 1955, c’est l’année des Aventures de la dialectique de Merleau-Ponty, dont la publication déchaîne une terrible polémique de la part des intellectuels du PCF et notamment de la Nouvelle Critique. Merleau-Ponty s’appuyait sur Histoire et Conscience de classe, le livre maudit que Lukács avait récusé par la suite, pour promouvoir un « marxisme occidental », à faire valoir, car lui seul vivant, contre l’orthodoxie venue de Moscou. Mais il ne s’agissait pas principalement pour Lefebvre de saluer la Destruction de la raison (dont il rapporte, avec profondeur, l’inspiration au docteur Faustus) comme correction et rectification d’Histoire et Conscience de classe ; de manière beaucoup plus subtile et perverse, la cible visée se découvre être celle de ses camarades de la Nouvelle Critique qui s’étaient engagés dans la folle bataille de la science prolétarienne. Lefebvre, de fait, n’a pas de mal à montrer que le jdanovisme de cette dernière n’est en réalité que la répétition vulgaire du gauchisme du Lukács de 1927, voué aux gémonies par la même orthodoxie!

En brouillant ainsi les pistes, en montrant plutôt qu’elles se brouillent, Lefebvre veut poser le problème du rapport entre la philosophie et la politique, mieux, le problème du philosophe lui-même laissé en suspens : contrairement au vœu du Lukács de 1927, le prolétariat n’a pas remplacé le philosophe, la philosophie ne peut se résorber dans la science ou se dissoudre dans la politique. Latéralement, Henri Lefebvre effleure un thème qui lui est spécifique et qu’on retrouve dans toute son œuvre. Partant de l’amitié de Thomas Mann et de Lukács, il se prend à réflé- chir sur le classicisme et le rôle révolutionnaire que lui fait jouer Lukács. Henri Lefebvre, fidèle au romantisme, ici, hésite pourtant un moment. Si nous avions un Thomas Mann, peut-être pourrions-nous suivre Lukács dans son projet esthético-politique, mais nos Thomas Mann s’appellent Duhamel ! Nous sommes loin du compte !

Jean-Loup Thébaud



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