Éric Bonnargent
Tamara de Lempicka, Autoportrait
Margaret Atwood écrivait : « S'intéresser à un écrivain parce qu'on aime ses livres, c'est comme s'intéresser aux canards parce qu'on aime le foie gras. » Je partage cette opinion : des auteurs, seule l’œuvre compte réellement. Mais pas toujours… Si la vie de l’auteur est toujours plus ou moins la matière de son œuvre, avec Francis Scott Fitzgerald la frontière entre les deux est si ténue qu’elle est imperceptible :« Parfois je ne sais plus si Zelda et moi nous existons pour de bon ou si nous sommes les personnages de l’un de mes romans. »
Construite comme une expérience littéraire, la vie Francis Scott Fitzgerald est peut-être son œuvre la plus réussie et la plus tragique. Même s’il ne mourra qu’en 1940, à l’âge de 44 ans, La Fêlure, écrite en 1935, en est le bilan.
Né dans une famille modeste et rêvant très tôt de gloire et de richesse, Francis Scott Fitzgerald obtient vite tout cela. Ses livres se vendent et il épouse Zelda, une belle et riche héritière. De New York à Antibes en passant par Paris, le couple dépense des milliers de dollars en excentricités : voitures de luxe, fêtes orgiaques, délires alcooliques (ils tentent de scier en deux un garçon de café pour savoir comment c’est à l’intérieur…), etc. À Paris, il fréquente Gertrude Stein, James Joyce et surtout un écrivain débutant à peine plus jeune que lui, Ernest Hemingway. C’est le temps de l’insouciance ; il écrit de moins en moins et boit de plus en plus. Comme le disait à l’époque Joseph Hergesheimer : « Scott était capable d’écrire et n’écrivait pas, il était incapable de boire, mais il buvait. »
Mais le rêve a une fin. Au début des années 30, Francis Scott Fitzgerald est ruiné et Zelda est internée. Elle périra d’ailleurs dans l’incendie de son asile. Après les suites des palaces français, ce sont les chambres meublées de Los Angeles qui accueillent un Francis Scott Fitzgerald alcoolique, oublié de tous et qui ne parvient à survivre qu’en écrivant de mauvaises nouvelles pour de mauvaises revues et en collaborant à des scenarii pour Hollywood alors qu’il méprise le cinéma dont il écrira dans la Fêlure que ce n’est qu’un « art mécanique et communautaire incapable de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la plus évidente. » Francis Scott Fitzgerald boit de plus en plus et ne parvient plus à écrire. Inquiet, Arnold Gingrich, rédacteur en chef d’Esquire, dernière revue à encore vouloir des nouvelles de Fitzgerald, vient lui rendre visite pour lui réclamer des textes. Bien qu’il lui répète qu’il ne peut plus écrire, Arnold Gingrich insiste et Francis Scott Fitzgerald finit par céder : « C’est bon. Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux pas écrire. » C’est La Fêlure, The Crack-up.
Qu’est-ce que cette fêlure ? On pourrait croire, à lire la biographie de Francis Scott Fitzgerald, qu’il s’agit d’un événement qui fit soudainement basculer la vie du grand représentant de la « génération perdue » (l’expression est de Gertrude Stein) dans la déchéance. En fait, cette fêlure est originelle, elle est constitutive de l’être même de Francis Scott Fitzgerald. La première phrase de ce texte donne le ton :
« Toute vie est bien entendu un processus de démolition. »
Et pourtant, c’est avec plein d’illusions et d’optimisme que Francis Scott Fitzgerald a débuté dans la vie. Il voulait se faire un nom et était persuadé qu’il suffisait pour cela d’avoir de la volonté :
« La vie était quelque chose qu’on maîtrisait, si l’on avait une valeur quelconque. La vie cédait facilement à l’intelligence et à l’effort, ou à ce que l’on pouvait mobiliser de l’une et de l’autre. »
Cela est d’une naïveté étonnante, mais Francis Scott Fitzgerald joue franc-jeu. La vie ne lui semblait être qu’une matière molle, facilement modelable par la volonté d’un sujet tout-puissant. Mais, Francis Scott Fitzgerald avait déjà, et depuis bien longtemps d’ailleurs, l’intuition de l’imminence de la catastrophe. Au faîte de sa gloire, alors que tout semble lui réussir, c’est la dépression ; il somnole une vingtaine d’heures par jour et lorsqu’il sort de sa léthargie, c’est pour établir d’absurdes listes de noms de généraux, de villes, de joueurs de football… Et soudain, c’est la prise de conscience de son mal, la prise de conscience de sa propre étrangeté à la vie :
« Je m’aperçus que depuis longtemps je n’aimais plus les gens ni les choses, mais que je continuais tant bien que mal et machinalement à faire semblant de les aimer. Je m’aperçus que même l’amour que je portais à ceux qui m’étaient le plus proches était devenu tentative d’aimer, que mes rapport de hasard – avec un directeur de journal, un marchand de tabac, l’enfant d’un ami, se bornaient seulement à ce que je me rappelais qu’il fallait dire, d’après le passé. »
Jusqu’alors Francis Scott Fitzgerald faisait semblant. La fêlure était là, mais dissimulée sous le verni du luxe. Toutes les fêtes, toutes les extravagances n’avaient qu’une fonction : ne pas la laisser apparaître. Il jouait la comédie du bonheur pour oublier à quel point il était profondément malheureux. Un vide le sépare des autres et ce vide, Francis Scott Fitzgerald a longtemps cru qu’il pouvait être comblé par l’argent. C’est pourquoi il disait à Ernest Hemingway que les gens très riches étaient différents ; ce à quoi ce dernier répondit avec morgue : « Oui, ils ont plus d’argent. » Comme le montre Gatsby le magnifique, le problème n’est pas l’argent. On dit souvent que la cause de la victoire de Tom Buchanan sur Gatsby est l’ancienneté de la fortune. Bien entendu cela a une importance, mais je crois que la cause de cette victoire est surtout l’absence d’intelligence de Buchanan. Être stupide et très riche permet de vivre d’autant plus tranquillement que l’on peut tout se permettre et, lorsque l’on vit ainsi, on ne doute pas. Telle est la définition de la toute-puissance : l’incapacité à douter. Daisy choisira Tom parce que son absence de scrupules est rassurante. Gatsby, comme Francis Scott Fitzgerald, a beau être riche, ses dollars ne peuvent rien contre sa sensibilité et son intelligence qui font de lui un être faible, incapable d’une réelle assurance.
La fêlure est donc double : elle est en Francis Scott Fitzgerald et entre lui et le monde. Ce dont prend conscience Francis Scott Fitzgerald à la sortie de sa dépression, c’est l’échec de toute existence (« L’état naturel de l’homme sensible est une absence de bonheur mitigée ») et de la sienne en particulier.
Francis Scott Fitzgerald n’est pas parvenu à aimer ses parents parce qu’il rêvait d’autre chose, de richesse ; il n’a pas réussi à s’intégrer aux riches étudiants de Princeton parce qu’il n’était pas de leur monde ; il n’a pas réussi sa vie amoureuse parce que Zelda était malade et toujours prête à en aimer un autre ; il n’a pas réussi son amitié avec Ernesst Hemingway parce que celui-ci ne rêvait que de surpasser son mentor ; il a raté la France en général et Paris en particulier parce qu’il n’y a été qu’un touriste capricieux (« Au fond, j’ai gâché cette ville. Je ne m’en rendais pas compte, mais les jours ont passé, les uns après les autres, et deux années se sont envolées, et moi aussi je me suis envolé. » in Retour à Babylone) ; il ratera même son enterrement puisque l’Église refusera de le laisser reposer en terre catholique auprès de ses parents…
Francis Scott Fitzgerald, c’est l’atopon par excellence. Et si son œuvre est réussie, c’est parce qu’elle ne met en scène que des échecs. Francis Scott Fitzgerald a raté ses réussites et a réussi ses échecs. Si La Fêlure est son œuvre la plus aboutie, c’est parce qu’elle met en scène son propre échec. Francis Scott Fitzgerald n’a même pas obtenu ces quelques miettes de bonheur qu’il quémandait dans la dernière phrase de La Fêlure (sans doute l’une des plus belles dernières phrases) :
« J’essaierai d’être un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec assez de viande dessus je serai peut-être même capable de vous lécher la main. »
Francis Scott Fitzgerald, La Fêlure. Traduction de Dominique Aury. Folio. 7 € 20