Comment converser avec un lobbyiste anti-partage ?
Publié le 10 février 2012 par Monartiste
Bonjour,
Aujourd’hui je me fais l’écho, ici, d’un très bon article de Philippe Paigrain, initialement publié sur son blog, Comm-u/o-ns. La question du piratage et du financement de la création peut être l’occasion de débat houleux en soirée. Repartez avec la chanteuse et le respect de vos proches grâce aux arguments « bétons » proposés ci-dessous.
Nul n’est à l’abri en ces temps pré-électoraux. Vous risquez de rencontrer chez des amis un responsable de l’Association des Producteurs Cinématographiques, des lobbyistes de grandes sociétés des médias, leurs conjoints ou leurs amis, un ancien ministre de la culture ou des artistes et auteurs sincèrement convaincus que l’internet du partage est un repaire de brigands et celui des vendeurs de contenus une bénédiction pour la culture. Or ces personnes s’emploient en ce moment à plein temps à avertir nos concitoyens, et parmi eux particulièrement un candidat à l’élection présidentielle, des immenses dangers que la mise en place de nouveaux financements associés à la reconnaissance du partage non-marchand entre individus des œuvres numériques feraient courir aux fleurons français de la culture. Voici donc quelques éléments qui vous permettront de relancer la conversation tout en restant polis, bien sûr.
- Vous remarquerez tout d’abord que vos interlocuteurs s’en prennent à une créature baptisée licence globale. Petit cours de rattrapage pour les plus jeunes : la licence globale est une proposition élaborée en 2004 et 2005 qui fut assassinée à coups de pelle en 2006, avant que nul n’ait eu le temps de concevoir et encore moins d’expliquer comment elle fonctionnerait. Quelques défenseurs de la légalisation du partage continuèrent à employer le terme par la suite (Jacques Attali par exemple, ou Juan Branco dans le cas du cinéma, qui en précisèrent le contenu). Pour l’essentiel, cependant, l’expression devint le moyen de désigner ce dont on ne parlerait pas dans les divers comités présidés par des représentants d’intérêts particuliers mis en place par la médiocratie sarkozienne. Aujourd’hui, deux grandes classes de propositions sont discutées au niveau international : la contribution créative, à laquelle j’ai consacré deux livres, et différentes formes de « licences pour le partage », dont en France la proposition de Création, Public, Internet ou les documents élaborés par des groupes de travail au sein du PS et d’EELV. Demandez donc à votre interlocuteur pourquoi il ne fait pas référence à ces propositions, qui sont celles qui sont effectivement discutées.
- Votre interlocuteur s’inquiétera de la légitimité de reconnaître un droit des individus à partager entre eux des œuvres numériques sans but de profit. Les droits d’auteurs sacrés autant que transférés pour le bien des auteurs aux éditeurs et sociétés de gestion n’interdisent-ils pas que l’on fasse quoi que ce soit d’une oeuvre sans que cela ait été autorisé par
l’auteurl’industrie ? Ils pourront même mettre sous vos yeux des chiffres effroyables : à cause du terrible piratage, un pourcentage élevé des accès aux œuvres concerne un contenu qui n’a pas été acheté. Ne perdez pas de temps à leur rappeler qu’il en fut ainsi depuis que le mot culture existe, vous tomberiez dans une controverse historique qui plombe vraiment un dîner. Mais tout de même il pourra être utile de signaler que la proportion des lectures de livres qui se font - tout à fait légalement - sur un livre non acheté par le lecteur doit être à peu près du même ordre. Il est vrai que le livre n’a pas été encore embastillé chez nous derrière des verrous numériques. Cela vous permettra de leur demander très poliment si vraiment cette perspective est souhaitable. Evitez d’employer des expressions comme droits fondamentaux, culture partagée, citoyens, éducation populaire, cela peut heurter.
3. La conversation va alors entrer dans le vif du sujet, à savoir que lacontribution créativelicence globale, c’est pire qu’Attila, non seulement rien ne repousse sur son passage, mais ça défriche même autour. Les trous noirs, à côté, c’est de la gnognotte. Et on additionne les revenus de toutes les industries culturelles pour vous calculer qu’il faudrait payer des dizaines d’euros par mois et par foyer pour compenser ce qui va s’effondrer du fait de l’autorisation du partage non-marchand. Vous pourriez remarquez que vos interlocuteurs, dans de précédents dîners, n’arrêtaient pas de se plaindre de ce qu’ils étaient déjà dévalisés par le terrible piratage, comptant chacun des fichiers circulant sur le Net comme une vente perdue. Est-ce que cela ne relativise pas l’impact de la légalisation du partage, surtout quand on remarque que pour le cinéma, les années de développement du partage ont été celles d’une croissance continue de ses revenus, notamment pour les entrées en salle ? Arrêtez tout de suite, c’est très impoli de mettre comme cela vos interlocuteurs en contradiction avec eux-mêmes. Et puis il y a la musique qui s’effondre, enfin, pas vraiment les concerts vont très bien, mais la musique enregistrée souffre, enfin elle va beaucoup mieux grâce à l’HADOPI. Bon d’accord c’est juste celle que les majors vendent sur iTunes et promeuvent sur Deezer et Spotify qui va mieux, mais on ne peut pas tout avoir, lutter contre le partage et favoriser la diversité culturelle. Vous pourriez bien sûr mentionner toutes les études, y compris celle de l’HADOPI (cf. image ci-dessus), qui montrent que les partageurs achètent plus, mais cela se saurait tout de même si quelque chose qui contredit à ce point les dogmes de l’économisme était vrai. Non, il faut vous en sortir autrement. Le mieux serait de proposer à vos interlocuteurs un pari pas du tout pascalien : on pourrait laisser aux auteurs et artistesayants droit le soin de choisir entre deux dispositifs, l’un où ils auraient le bénéfice de la contribution créative telle que je l’ai décrite et l’autre où ils auraient le bénéfice d’une compensation des pertes qu’ils auraient subis du fait du partage. Ces pertes seront évaluées par une commission composée des auteurs des 20 études indépendantes qui ont conclu que ces pertes dues au partage sont au grand maximum de l’ordre 20% de la baisse des ventes observée depuis le sommet des ventes en France en 2002. On notera que la période 1999-2002 marque l’apogée du pair à pair musical (Napster/Kazaa).
4. A ce moment votre interlocuteur va sortir l’arme suprême, la chronologie des médias, qui, annoncera-t-il, s’effondrera si on légalise le partage non-marchand alors qu’elle a permis au cinéma français de subsister face au cinéma américain. Manque de pot, ce point n’a pas tout à fait échappé aux concepteurs des propositions de légalisation associée à de nouveaux financements. Ils ont donc encadré précisément ce qu’était le partage non-marchand entre individus1 et quand il devenait possible de le pratiquer2. Le tout de façon à garantir que la chronologie des médias, loin d’être anéantie, soit renforcée par une simplification à laquelle les usagers adhéreront3 parce qu’ils auront acquis des droits. Expliquez le patiemment à vos interlocuteurs pour le cinéma, il y aura 4 étapes : la projection en salles, la diffusion numérique (VOD, p.ex.) qui ouvrira le droit au partage non-marchand, la diffusion sur les chaînes cryptées puis celle sur les chaînes en clair. Et oui, cela reste intéressant de programmer des films pour une télévision alors qu’ils ont déjà circulés dans le partage non-marchand, pour autant que la chaîne, elle, reste intéressée par le cinéma ce qui est de moins en moins le cas.
5. C’est le moment de remarquer que votre interlocuteur fait depuis le début comme si les financements de la contribution créative et autre licences pour le partagelicence globale ne consistaient qu’en une rémunération des auteurs, alors qu’ils incluent un volet financement de la production de nouvelles œuvres. Demandez-lui par exemple pourquoi il n’a pas informé ses chers cinéastes (et les documentaristes et les producteurs de nouveaux formats vidéos) du milliard d’euros qu’il leur a déjà fait perdre pour de nouveaux projets en refusant obstinément de participer à la mise en place de ces dispositifs.
6. Et puis, au dessert, vous pourrez enfin parler de l’essentiel, de la création qui se développe sur internet et autour, de la façon dont elle multiplie le nombre des créateurs à tous les niveaux d’engagement, de compétence et de talent. Et qui sait, vous pourrez peut-être tomber d’accord sur l’utilité du partage et des nouveaux modèles de financement dans ce cadre … au moins pour tous les médias dont votre interlocuteur ne s’occupe pas.
-
la transmission d’une copie d’un support de stockage numérique appartenant à un individu vers un support appartenant à une autre individu, sans que cela donne lieu à transaction ou profit, même indirect par la publicité. [↩]
-
Seulement quand une œuvre a fait l’objet d’une distribution numérique au public, que ce soit à titre commercial ou pas. [↩]
-
Pas de camcording dans les théâtres, pas d’enregistrement de concerts ou de scans de livres pour mise sur internet. [↩]
Conditions de partage : CC BY-SA 2.0