Penser dans la «jungle des villes»
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Henri Lefebvre, le Droit à la ville
Publié deux mois avant Mai 1968, le Droit à la ville a sans doute inspiré quelques slogans pendant les manifestations, mais l’ouvrage a surtout connu, avec sa traduction anglaise en 1996 et la découverte de cette œuvre par le monde de la recherche anglophone, ce qu’il faut bien appeler une deuxième naissance. Le concept s’est imposé depuis comme une référence incontournable des pensées critiques et radicales de la ville chez des auteurs comme David Harvey ou Edward Soja, mais aussi bien au-delà, notamment en Amérique latine, et jusqu’en Corée. Le « droit à la ville » a même été intégré aux rapports de l’ONU et de l’Unesco depuis une décennie. En 2010, un rapport d’ONU Habitat invitait ainsi les autorités locales à donner à chaque résident un « droit à la ville ».
La diffusion mondiale de ce concept tient avant tout aux apports théoriques de l’ouvrage. Le philosophe y rejette la spécialisation et la fragmentation des pensées de la ville entre sociologues, géographes, aménageurs, architectes… L’approche se veut consciemment totalisante.
Car c’est bien une « théorie de la ville et de la société urbaine » que Lefebvre contribue à former. Pour l’auteur, la ville n’est pas un lieu parmi d’autres de la production capitaliste. Elle est même davantage que le lieu privilégié de cette accumulation. En effet, « la ville moderne intensifie en l’organisant l’exploitation de la société entière ». Le droit à la ville est donc sans nul doute la première tentative de « mise en espace » de l’économie politique de Marx à l’échelle urbaine.
En 1968, Lefebvre dénonce l’urbanisme moderne et fonctionnaliste des Trente Glorieuses, qu’il conçoit comme une forme d’urbanisme d’État au service des intérêts capitalistes. Il observe les effets d’une planification qui implique la dissociation croissante des lieux de travail et des lieux de résidence et la nécessité de déplacements pendulaires qui en découle. Ces dynamiques structurelles ne transforment pas uniquement les paysages et les rapports de production, ils conditionnent la vie quotidienne des citadins, en les privant des possibilités de rencontres et d’échanges qui font l’essence de la ville.
À bien des égards, Henri Lefebvre décrit déjà la ville néolibérale à venir, et les prémices d’une mise en concurrence généralisée des espaces urbains : « Elle se profile devant les yeux, la ville idéale, la Nouvelle Athènes. New York et Paris en proposent déjà une image, sans compter quelques autres villes. Le centre de décision et le centre de consommation se réunissent. Basée sur leur convergence stratégique, leur alliance sur le terrain crée une centralité exorbitante. (…) Fortement occupé et habité par les nouveaux Maîtres, ce centre est tenu par eux. »
Le Droit à la ville assume par ailleurs sa visée transformatrice et émancipatrice. Le titre de l’ou- vrage est si proche du slogan qu’on pourrait presque en venir à le regretter. Repris par les agences de communication des ministères et des collectivités locales, il est devenu un outil parmi d’autres de ce que l’on nomme désormais le marketing territorial. Lefebvre avait d’ailleurs tenté de dissiper les ambiguïtés : « Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. » Il faut donc l’entendre comme le droit, pour les citadins, de produire leur ville plutôt que l’accès à une ville déjà constituée et structurée par les forces capitalistes. Cette « utopie expérimentale » que Lefebvre appelle de ses vœux n’a rien à voir avec « l’idéologie de la participation (qui) permet d’obtenir au moindre prix l’acquiescement des gens intéressés et concernés. (…) N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà un nom ? Elle se nomme autogestion. » C’est à cette seule condition, n’en déplaise aux communicants et aux technocrates, que le droit à la ville prend sa véritable dimension émancipatrice.
Cécile Gintrac
Le Droit à la ville, d’Henri Lefebvre, Economica, Paris, 2009. 136 pages, 14 euros.