La Déliaison 4/4

Par Montaigne0860

4 (vers l’an 2000)

(Elle chante a cappella l’ «Ave Maria» de Schubert. Il intervient après quelques mesures. Elle cesse de chanter dès qu’il parle).
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le porche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis, je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous
Pour que cela revienne
Elle 
Cela ne reviendra pas
L’espace entre ta voix et Dieu s’est empli de confort
Je pousse mon caddie aux allées du marché
Cueillant au paradis des choses
L’aliment qui remplace le pain
Jamais nous ne fûmes si bien
Gras et riches en paix,
Comme des rois mourants
Nous allons
Lui 
Jamais je ne fus si mal
Si seul
Ordinateurs pour toute corde, pour tout lien,
Prairie de lettres noires à moissonner
En bavardage criant sur clavier silencieux,
Prose au ras du bitume
Elle 
Jamais je ne fus en pareille paix
Dressée dans les coins amoureux de rues aux gouttières impeccables
Seule
Lui 
De quoi te plains-tu,
Elle 
De rien,
Tout est bien
Mais j’aimerais moins de salle des pas perdus
Et davantage de vraie main trouvée,
Aux doigts violines du sang qui bat
Lui 
Allez, allez, pas de plaintes, tant pis,
Nous sommes au confort, belle amie,
La boîte à images endort nos envies de meurtres,
Nous que la mort naturelle, seule, peut faire craquer
Elle 
Je danse sur la corde qui fut notre lien
Lui 
À ce propos, as-tu remarqué qu’en un jour
Souvent
Nous ne touchons pas un instant la terre
Elle 
Le goudron me gêne le pied
Scrupule ajouté à la rotondité des champs
Lui 
Ça coupe
Ça élève
Elle 
Ça enlève le poids des voix
Oh, il n’y a plus de pluie
Lui 
Ni de froid ni de vent
La veine amère bat à mon poignet pour presque rien
Tiens
Elle 
Non, non, je sais
J’ai la même chose à vendre
Le baiser s’est usé aux avant-gardes des TGV d’acier
Lui 
Ainsi va-t-on
Vœux luxueux de nos bras bien peu aguerris
Chargés seulement des sourires de l’enfant qui a bu
Elle 
Des avions têtus m’emmènent tous les soirs
Lui 
Des bateaux partent au port des aubes ouvertes sur rien
Passez votre chemin, on ne découvre plus,
Il faut annoncer la nouvelle du froid revenu
Elle 
J’entends les coups de grisou de la lune affolée
Lui 
La nuit est descendue dans la pleine lumière des techniques
Sans fin, sans fin,
Un plastique lumineux a remplacé nos cabas
Elle 
Nous sommes tous beaux et cabossés déjà
Au début, dès la naissance,
Nous avons déjà trop bu, trop vu, trop connu,
Lui 
Le faux prophète tend la main
Rêveries d’argent
Sans terre au pied
Chèque obsolète
Carte bleue moissonnant une richesse qui ferait croire au jour nouveau
Elle 
Je mords au pain
Et je me lasse
Et je me laisse aller à me taire bruyamment
Sur les boulevards embrumés de vapeurs sans mystères
Lui 
Parfois, pourtant, je m’en vais,
Il n’y a plus d’hommes ni de moteurs
Je vais seul en forêt
Et je redeviens humain
Les tourterelles enchantent les voûtes des peupliers
Elles s’enfouissent sous le gris des saules
Elles ne veulent plus me voir
Se moquent de moi,
Enveloppées dans la lisse perfection de leurs plumes intouchables
Tandis que les troncs rouges des pins perdus
Tendent leurs exclamations vers le couchant,
Et c’est alors que je suis vraiment homme
Plus jamais seul
Elle 
La chance demeure, ami,
Elle est au chant
Lui 
Oui, mais pas avec toi,
Nos plaintes sont effarantes, inutiles,
Tu as raison sur tout
Et je ne te comprends pas,
Elle 
Je ne t’entends pas, je ne te vois pas,
Mais au monde, rien ne m’échappe,
Ni l’efficace froideur des pneumatiques
Ni leur cortège d’éclatements vains
Ni la splendeur des acacias de juin
Baignés après la pluie du gris des jours déjà joués
Avant l’été, mon Dieu, avant l’été,
Oh tu te souviens des gels et des rosées
Lui 
Oui, ce furent les mêmes, mais tu voyais autre chose,
Nous ne partageons plus,
Plus rien,
Jeunes, nous avons rêvé en commun pour nous plaire
Mais vois les autoroutes funèbres au travers des sillons
C’est toutes les directions
C’est toi, c’est moi,
Elle 
C’est toi surtout qui ne te fixe plus
Tu as laissé les papillons, tu oublies les coquelicots
Et l’océan de septembre qui s’abat pour rien
Où es-tu,
Lui 
Non, je n’ai jamais trahi, ni les lames ni les vagues,
Mais les mots trop nombreux nous font vraiment défaut,
Le ressac des phrases mille fois dites contre le silence salé
Voilà ce qui me noue la gorge
Elle 
Je voudrais rechanter, réenchanter le petit monde de chez nous
Déployer les richesses du lieu qui nous faisait les aubes vertes
Et les soirs appuyés sur les arias de la jeune espérance
Lui 
Ce qui manque, c’est la nuit,
Nous avons déversé de partout un trop plein de lumière,
Absence de lune, soleil voilé,
Oh les criquets d’été sont morts dans les parkings protégés
Et les tickets de train sont nos identités,
Où veux-tu chanter,
Elle 
Ici je chanterai, ici je danserai,
C’est le dernier salon où l’on cause
Où l’on parle
Où le silence a le droit d’être dit,
Donne-moi ta main
Nous allons refonder un monde à perte de vue
Un monde à gains d’amour
Lui 
Rêvons, en effet,
Mais pas tout de suite, la main,
Le bout des doigts peut-être,
Pour dire qu’il y a quelque chose
Au-delà de la vieillesse des mots profus et mécaniques
Elle 
Tu vas voir la danse rebattre les contre-temps
Et les diastoles systoles qui hantent nos appartements cossus
Lui 
Chante que nous habitions ce monde
Chante
(Elle reprend l’ «Ave Maria» de Schubert, il l’interrompt au même endroit qu’au début)
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le proche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous,
Pour que cela revienne.