Trouble

Publié le 08 février 2012 par Marc Lenot

S'il ne s'agissait que de s'interroger sur l'identité sexuelle, le phénomène transgenre, les mutations MtF ou FtM, ce serait déjà une exposition intéressante que celle de Dorothée Smith (récente diplômée d'Arles, aujourd'hui au Fresnoy) aux Filles du calvaire jusqu'au 25 février : intéressante car ouvrant au plus grand nombre d'entre nous une porte sur un univers méconnu, sur un courant discret ('Hear us marching up slowly') mais que chacun de nous peut un jour découvrir un jour au hasard des rencontres.

S'il s'agissait seulement de témoigner en outre sur l'ambiguïté et l'incertitude, sur la difficulté d'être ainsi entre-deux, sur la douleur que cela peut engendrer, sur le mensonge nécessaire face à l'incompréhension du monde, sur l'histoire d'Agnès, peut-être hermaphrodite 'naturelle', peut-être jeune garçon absorbant les comprimés de progestérone de sa mère  (ambiguïté encore que de donner comme titre à cette installation la formule de la testostérone, à l'effet inverse, sauf erreur de ma part) et sur sa résonance avec le liquide performatif (notre 'identité' ainsi réduite à l'action d'une substance chimique sur notre corps) de Beatriz Preciado, ce serait de plus une exposition sensible, posant la question de la distance à soi, de l'inconnu au fond de chacun de nous, de l'ombre existentielle comme l'écrit Arnaud Claass.

Mais, de plus, Dorothée Smith est artiste : elle ne se contente pas d'un 'statement' ou d'une émotion, elle n'est pas une 'artiste engagée' au service d'une cause, elle se contente de montrer, de mettre en forme, elle décline, elle compose. L'installation au rez-de-chaussée, qui reprend à peu près celle vue au Fresnoy est sombre et architecturée, hexagone de sculpture, de vidéo et de sons dont on est prisonnier, tentant en vain de tout voir, de tout entendre, il faut tendre l'oreille, guetter chaque scène en tournant sur soi : six écrans, six corps blanchâtres sur fond noir, six bribes d'histoires (la plus frappante étant celle de cet homme englué dans une substance qui le lie, le contraint, une deuxième peau dont il ne peut se défaire, un placenta éternel), et au centre, ce polygone moléculaire rempli d'un liquide inquiétant et attirant. Au delà de l'argument, c'est une mise en scène de la frustration, de l'impossibilité de tout saisir, une mise en garde aussi : ce n'est pas si simple, ce n'est pas réductible aux idées toutes faites.

Après l'oppression humide et sombre du rez-de-chaussée, l'étage, lui, est baigné de lumière, de la lumière froide d'hiver; on n'imagine pas une exposition de Dorothée Smith sous un soleil éclatant, les lueurs faiblardes de l'Europe du Nord (la Finlande où elle séjourna, le Danemark de Hammershoi (merci, Arnaud Claass), les Pays-Bas : face à cette pâleur sensuelle des chairs surgissant d'une pénombre réelle ou métaphorique, on peut penser à une Désirée Dolron moderne) lui conviennent mieux. Là aussi, l'identité ne se révèle pas, le questionnement trouble s'installe, l'ambiguïté règne parmi ces corps évanescents, flottants, empreints de douceur et d'intériorité. On y déambule librement, passant d'un visage à un corps et d'un corps à un paysage; plutôt que des paysages ce sont des images de neige, de glace, de givre, de vapeur, de fumée, tous les états intermédiaires, fugaces, insaisissables de la matière. Une des photographies montre des traces de pas dans la neige, au bord d'une corniche en haute montagne : s'est-elle effondrée, précipitant l'aventurier dans le vide ? La dernière photo est un visage féminin, trouble, à peine discernable derrière des volutes de fumée dont les courbes épousent celles des cheveux. Comme elle le dit de Verlaine, "c’est souvent brumeux, voilé, on sent un avant, un après, rien de figé." Que dire de plus ?

Photos courtoisie de la galerie Les filles du Calvaire.
1 & 2. Extraits vidéo de l’installation vidéo C19H28O2 (agnès), 2011, production Le Fresnoy 2011
3. Sans titre, LoyLy, 2008 
4. Sans titre, série SubLimis, 2010