De l'aube au couchant. Trios avec piano de Ravel, Fauré et Mel Bonis par le Trio George Sand

Publié le 08 février 2012 par Jeanchristophepucek

Hippolyte Petitjean (Mâcon, 1854-Paris, 1929),
Barque sur un étang
, après 1912.

Aquarelle sur papier, 30 x 48 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.
(INV. CTB.1999.13-© Carmen Thyssen-Bornemisza)

Deux monuments et une rareté, voici le menu que propose le deuxième disque du Trio George Sand, une formation qui se consacre avec courage à l’exploration du répertoire de chambre français. Après un premier enregistrement associant Claude Debussy et Lili Boulanger (Integral Classics), les trois musiciennes ont choisi d’aborder les trios avec piano de Maurice Ravel et Gabriel Fauré ainsi qu’un diptyque de la plus méconnue Mel Bonis dans un programme que publie par Zig-Zag Territoires, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane.

S’il n’est pas nécessaire de retracer par le menu les parcours de Fauré ou de Ravel, il n’est sans doute pas inutile de préciser quelques-unes des grandes étapes de celui de Mel Bonis, qui ne jouit pas d’une renommée comparable à la leur. Il y a quelque chose d’assez poignant dans la destinée de cette femme, née Mélanie le 21 janvier 1858 dans une famille de la petite bourgeoisie parisienne et que rien ne destinait à devenir musicienne. Celle qui aurait dû être couturière s’initie au piano en autodidacte au grand dam de ses parents, lesquels finissent néanmoins par céder aux instances de leur ami Jacques Maury, professeur au conservatoire de Paris, qui présente la jeune fille à César Franck en 1876. Le compositeur ne s’y trompe pas et fait en sorte qu’elle puisse accéder à un solide enseignement musical au conservatoire, où elle côtoiera, entre autres, Debussy, et fera l’admiration de ses professeurs, Ernest Guiraud envisageant même de la présenter, malgré le handicap de sa timidité, au prix de Rome. Ce n’est cependant pas la Villa Médicis qui attend Mélanie, mais l’amour ; il prend les traits  d’Amédée Landély Hettich (1856-1937), un chanteur et poète auquel va l’attacher une véritable passion à partir de 1879. Le poids des conventions sera néanmoins le plus fort et les parents de la jeune fille refusent sa main à son prétendant, la forcent à quitter le conservatoire pour l’en éloigner puis la marient en 1883 à Albert Domange, un industriel de 25 ans son aîné, déjà deux fois veuf et père de cinq garçons, à qui elle donnera trois enfants, Pierre, Jeanne et Édouard. Sous cette apparence de vie rangée, celle qui a publié ses premières œuvres – un Impromptu et deux mélodies sur des poèmes d’Hettich – en 1881 sous le pseudonyme de Mel Bonis garde toujours la même inclination pour son amour de jeunesse ; elle compose des mélodies et des chœurs sur ses textes, il aide à la diffusion de sa musique, ils ont ensemble une fille, prénommée Madeleine, en 1899. Le premier quart du XXe siècle est très productif pour la compositrice, membre de la Société Nationale de Musique et dont le métier du Premier quatuor avec piano (1905) impressionne Saint-Saëns, mais la période d’après la guerre marque, de sa part, une volonté de retrait du monde et de concentration sur la foi religieuse qui l’a toujours accompagnée, tendance encore accentuée par son veuvage en 1918 et la mort de son fils Édouard en 1932. Elle continue néanmoins de composer et laisse à sa mort, le 18 mars 1937, un catalogue riche de quelque 300 réalisations.
Le diptyque Soir, Matin pour piano, violon et violoncelle, proposé dans ce disque, date de 1907. Il juxtapose deux pièces que l’on pourrait dire d’atmosphère puisqu’elles suggèrent les émotions nées de ces moments particuliers de la journée, sans que l’on puisse pour autant parler de musique descriptive ou à programme. Si le langage est indubitablement redevable au langage de Saint-Saëns ou de Fauré, on y observe également des touches plus « modernes » qui rappellent que Mel Bonis a été la condisciple de Debussy et laissent penser que, sans en embrasser entièrement les innovations, elle s’est intéressée de près à l’évolution esthétique de son cadet.

On s’attendrait légitimement à ce que le Trio en la mineur de Ravel se range sans coup férir dans le camp de la modernité ; or ce n’est qu’à moitié le cas. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles le compositeur nourrissait des sentiments pour le moins ambigus envers cette partition, composée avec un soin extrême durant le printemps et l’été 1914, allant jusqu’à écrire qu’elle le dégoûtait. Elle paie un tribut certain aux Trios de Saint-Saëns (à découvrir dans la splendide interprétation du Trio Wanderer, voir à la fin de cette chronique), en particulier à l’Opus 18 (1864), à la structure et aux couleurs duquel Ravel vouait une véritable admiration, ainsi qu’à la musique de chambre de son maître, Fauré, une évidence qui s’impose dès les premières mesures de son mouvement initial. Ces références et ce cadre bien identifié établis, le compositeur va faire montre d’une inventivité rythmique et mélodique assez incroyable, utilisant, dans le Modéré liminaire, les réminiscences d’un chant basque, puis calquant sa musique sur la structure d’un poème malais dans lequel les deuxième et quatrième vers de chaque quatrain deviennent les premier et troisième du suivant (modèle suivi par Baudelaire dans Harmonie du soir) dans le Pantoum qui suit, et se souvenant enfin d’une danse baroque bouclant inlassablement sur elle-même – onze fois ici – dans la Passacaille, notée « très large » et servant de mouvement lent. Les humeurs de ce Trio sont extrêmement versatiles, les mouvements impairs étant peut-être les plus stables et les plus harmonieux, si on les compare au mélange de moelleux et de rêche du Pantoum ou à l’explosivité du Final qui s’ébroue avec une joie confinant parfois à l’ivresse et met un point d’orgue, par la générosité de ses sonorités, à la conception orchestrale de l’œuvre toute entière.

Si Ravel transformait une partition chambriste en une expérience sonore parfois tonitruante, c’est au bord du silence que nous conduit Fauré avec le Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur, composé entre août 1922 et mars 1923, son avant-dernière création dont la progression d’écriture fut lente du fait des progrès de sa surdité et « d’une fatigue perpétuelle », pour reprendre ses propres mots. Nulle trace d’épuisement des ressources créatrices n’est pourtant perceptible dans ce Trio qui, à l’instar de toute la production tardive du compositeur, se signale par sa volonté de décantation, son dédain de tout effet facile ou de mode, son éloquence née de la plus grande économie de moyens. Ici, dès les premières mesures de l’Allegro, ma non troppo initial, tout est fluide et nimbé d’un lyrisme supérieurement maîtrisé, une confidence à mi-voix pleine d’une pudeur qui suggère sans jamais souligner, y compris dans les accents plus éperdus de l’Andantino central. Le dernier mouvement, Allegro vivo, est baigné d’une lumière plus franche ; sa vigueur et ses contrastes plus tranchés, par instants presque anguleux, le situent dans la sphère d’une virtuosité un rien plus extérieure si on la compare à la sensation d’intimité délivrée par tout ce qui a précédé. Ne nous y trompons cependant pas : comme souvent chez Fauré, le sourire, même radieux, est rarement univoque et sur ce finale si ensoleillé passent aussi quelques ombres.

Le Trio George Sand (photographie ci-dessous), composé de Virginie Buscail au violon, Nadine Pierre au violoncelle et Anne-Lise Gastaldi au piano, aborde ces trois œuvres avec une sensibilité et une maîtrise incontestables. Unies par une belle complicité, les trois musiciennes livrent une lecture à la fois raffinée, dynamique et équilibrée, animée, en outre, par le très louable souci de restituer avec le plus d’exactitude possible le caractère si différent de ces trois pièces. Signe certain de cette attention, le petit diptyque de Mel Bonis est traité avec les mêmes égards que les deux autres partitions mieux favorisées par la postérité et le soin apporté au rendu de ses coloris comme de son atmosphère en fait un moment de plein de finesse et d’agrément. Autre belle réussite, leur vision du Trio de Fauré me semble parvenir à traduire de façon réellement pertinente les frémissements qui parcourent cette musique et les clairs-obscurs qui sculptent ses contours, avec ce qu’il faut de sensualité pour charmer, de mystère pour retenir et une légèreté de touche qui rend justice à la transparence comme au trouble voulus par le compositeur. L’approche que les George Sand ont du Trio de Ravel, qu’elles jouent en suivant l’édition critique publiée par Bärenreiter en 2009, conforme au manuscrit du compositeur, m’inspire, en revanche, quelques réserves, car si les deux premiers mouvements m’apparaissent rendus avec toute la subtilité et l’ironie qu’ils requièrent, la Passacaille manque, à mon goût, d’un peu de tension, et le Final d’un rien de sveltesse dans son emportement, en particulier aux cordes (leur dernier accord sur-vibré et écrasé n’est pas très heureux), certaines autres versions ayant montré que l’on pouvait parvenir à un équilibre plus satisfaisant entre force et souplesse. Ce bémol ne ternit néanmoins pas un enregistrement de très bonne tenue dans lequel l’écoute mutuelle des musiciennes, leur spontanéité, leur implication et leur plaisir de jouer les trois œuvres du programme apportent à l’auditeur nombre de joies que des écoutes répétées n’altèrent pas.

Voici donc un bien beau disque dont la qualité de la réalisation et la justesse de l’atmosphère ne décevront pas les amateurs de musique de chambre française. Il donne l’envie de réentendre bientôt le Trio George Sand dans ce répertoire du début du XXe siècle où il est visiblement à l’aise et où les équipes de chercheurs avisés du Palazzetto Bru Zane ne manqueront sans nul doute pas de dénicher pour lui des partitions qui n’attendent que l’attention de trois bonnes fées pour revivre.

Gabriel Fauré (1845-1924), Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur, opus 120, Mel Bonis (1858-1937), Soir, Matin, opus 76, Maurice Ravel (1875-1937), Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur

Trio George Sand

1 CD [durée totale : 54’53”] Zig-Zag Territoires ZZT120101. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Mel Bonis, Matin

2. Maurice Ravel, Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur :
[II] Pantoum

3. Gabriel Fauré, Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur :
[I] Allegro, ma non troppo

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ci-dessous :

Ravel Fauré & Bonis: Trios avec piano | Compositeurs Divers par Trio George Sand

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Mel Bonis dans les années 1890. Lieu de conservation non précisé.

Alexis Roland-Manuel (Paris, 1891-1966), Maurice Ravel au piano, 1912. Photographie, 11 x 8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Anonyme, Gabriel Fauré, 1923. Photographie, 11,5 x 6 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France

La photographie du Trio George Sand est de François Sechet, tirée du site Internet de l’ensemble.

Suggestion d’écoute complémentaire :

Camille Saint-Saëns (1835-1921), Trios pour piano, violon et violoncelle, opus 18 et 92

Trio Wanderer

1 CD Harmonia Mundi HMA 1951862. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage écoutés ci-dessous :