Premier album studio du 2e quintet de Monsieur Miles Davis, enregistré en janvier 1965, E.S.P en est aussi la nouvelle vitrine commerciale et préfigure de ce que sera dorénavant le son du groupe pour les presque 4 années à venir. Le creux de la vague post 60's qui succèda au succès de Kind Of Blue, au départ de Trane, ou à l'arrivée de la "Free Thing" à laquelle Miles ne croit pas (le free jazz de Ornette Coleman, Archie Shepp ou Cecil Taylor) semble avoir été dépassé. Depuis l'annonce de l'incorporation tant attendue de Wayne Shorter parmi les siens, libéré de ses responsabilités chez Art Blakey quelques mois plus tôt, Miles revit.
« Wayne s'était déjà fait connaître comme musicien "free", mais en jouant plusieurs années chez Art Blakey, en devenant le directeur musical de la formation, il était quelque peu revenu en arrière. Il souhaitait jouer plus "free" qu'il ne le faisait chez Art, mais ne voulait pas exagérer. Wayne était toujours du genre à faire des expériences sur la forme plutôt que sans elle. C'est pourquoi je le pensais parfait pour l'orientation que je voulais donner à ma musique ».
Son 2e "grand quintet", composé de Ron Carter à la contrebasse, Wayne Shorter au saxophone ténor et soprano, Anthony Williams à la batterie, et Herbie Hancock au piano, va tout bousculer. Lorsqu'il écoute ses jeunes lions s'exprimer sur scène ou en studio, il comprend qu'il tient là une formation unique avec laquelle il va pouvoir faire de grandes choses, à commencer par accepter de recevoir les morceaux sur mesure qu'ont écrit Wayne, Ron, ou Herbie, pour lui (comme en atteste ce premier jet dont 6 des 7 titres ne sont pas de lui). « Je n'avais pas à écrire pour ce groupe. Je me contentais d'arranger la musique qu'ils avaient écrite; je mettais la dernière touche à tout. Wayne écrivait quelque chose, me le portait et repartait. Il disait rien. Juste: Voilà monsieur Davis, j'ai écrit de nouveaux thèmes. Je regardais, et c'était formidable. Souvent, en tournée, on frappait à la porte de ma chambre d'hôtel, et un de ces jeunes enfoirés était planté là, toute une pile de nouveaux thèmes à la main, que je devais regarder. Il me les tendait et filait, comme s'il avait peur. Mais de quoi ont-ils donc la trouille, je me disais, bons comme ils sont ». Plus besoin maintenant de se réapproprier des standards du répertoire en plus de quelques inédits propres à satisfaire la Columbia ou à assurer sa promotion, et bien que la simple évocation de son nom suffise à déchaîner les passions et vendre des billets par milliers auprès d'un public venu écouter les tubes de "Kind Of Blue", "Milestones", ou "Someday My Prince Will Come", l'après Trane est une période où Miles s'ennuie. La drogue, encore et toujours, et des ennuis de santé à répétition. Mais il a la peau dure et n'est pas du genre à s'apitoyer sur son sort. Le passé est oublié, seul compte désormais le futur et, en 1965, malgré le "désintérêt" partiel des critiques, le présent s'annonce déjà florissant. Terminé aussi le respect strict des schémas harmoniques. Les modes sont triturés jusqu'à leur coeur. La partition existe toujours bel et bien, mais la musique doit avant tout être ressentie puis libérée par l'improvisation, ce qui doit donner lieu à une progression structurée d'accords puisant son ouverture vers la mélodique que Miles décrit comme télépathique. Les concerts se suivent mais ne se ressemblent pas. Les thèmes s'allongent et gagnent en amplitude, le jeu du quintet se renouvelle sans cesse. Une nouvelle page de l'histoire du jazz. « J'adorais ce groupe. On pouvait garder un thème pendant 1 an: si vous l'aviez entendu au début, vous ne le reconnaissiez pas en fin d'année. Avec Tony, qui est un petit génie, il me fallait réagir à ce qu'il faisait. Mais c'était valable pour tout l'orchestre, si bien que notre façon de jouer changeait chaque soir ». Les morceaux d'Extra Sensoriel Perception (ESP) signent donc le grand retour de Miles Davis sur la scène internationale (l'avait-il seulement quittée?). Les oeuvres enregistrées sont d'une veine de sang neuf et de l'énergie symbiotique retrouvée. Le groupe joue un jazz moderne et prémonitoire, instinctif et très ouvert, libre mais également très écrit. Il emploie notamment une nouvelle approche du rythme grâce au jeu de batterie de Tony Williams ou aux différents échanges entre musiciens (les chorus débordent fréquemment faisant sans cesse varier les structures originales). "Iris" écrit par Shorter irradie notre âme de sa beauté pure, "Agitation" écrit par Miles est un merveilleux jazz modal que le quintet jouera presque systématiquement en ouverture de concert, "Little One" est une somptueuse ballade de Hancock au tempo très lent permettant des solos "à la dérobée" (le style rubato), pour une immersion totale et intense de chaque solo. "Mood", qui clôture le disque, est un thème écrit par Carter. Encore du modal de toute beauté, et sans doute l'un des morceaux les plus calmes qu'ait jamais joué Tony Williams à la batterie. Une intensité minimaliste à vous filer des frissons. Et puis forcément, le son de trompette de Miles lorsqu'il la munit de la sourdine Hamon.... «Si j'étais l'inspiration, la sagesse et le lien de cet orchestre, Tony en était le feu, l'étincelle créatrice; Wayne était l'homme des idées, le concepteur de nos idées; Ron et Herbie en étaient les ancrages. Je n'étais que le leadeur qui nous avait rassemblés. Ils étaient jeunes mais, même si je leur apprenais des choses, ils m'en apprenaient aussi, sur la "new thing", sur le "free". Car pour être et demeurer un grand musicien, il faut rester ouvert à la nouveauté, à ce qui se fait au moment présent. Il faut l'absorber pour continuer à croître et à communiquer sa musique. Et quelle que soit l'expression artistique, créativité et génies ignorent l'âge; on les a ou on ne les a pas, mais ce n'est pas l'âge qui les apportera. Je comprenais que nous devions faire quelque chose de différent. Je savais que je jouais avec de grands et jeunes musiciens qui avaiten un autre rythme au bout des doigts ».Amazon iTunes