3 (1900)
- (Ils sont face à face ; ils se tiennent par la main)
- Elle
- Non, ce dix-neuvième siècle finissant
Tout s’en va
Regarde les disputes adultes que nos mains contrarient - Lui
- Je crois que ce sont les assiettes et les chemises à laver,
Avec la soupe du soir revient la mésentente - Elle
- À force d’usage
Les casseroles font un bruit de tonnerre,
Avoir traversé tous ces champs de lavande d’amour
Pour ça - Lui
- Bleu froissé des habitudes
Nuages de mois
Brouillards d’années
Oh, la bruine des décennies
Tout s’en va, tu as raison - Elle
- Ta peau s’est tannée
- Lui
- Tes mains crèvent de fébrilité
- Elle
- Oui, au grenier des nostalgies
Où je vais quelquefois
Les meubles remisés s’embuent de poussière rose
Et mes mains dessinent sur la commode d’ébène abandonnée là-haut ton visage souriant du premier jour - Lui
- Regarde, parfois nos bras reprennent l’ancienne tendresse, n’est-ce pas,
- Elle
- Alors redonne-moi dans ta marche le bel allant d’avant
- Lui
- J’arrive, je m’en viens crissant sur la gravière des eaux écoulées
- Elle
- Passons, passons, je ne veux pas seulement cela,
Je veux tes mains qui me prenaient comme des montagnes
Tes grands yeux neufs chaque matin au-dessus de tes cheveux défaits
Comme avant - Lui
- Allons, regarde-moi
J’ai progressé, c’est vrai
Je veux dire que mes pas ont risqué mille allures
De l’amble au galop
Et j’ai couru toujours plus vite
Vers la maturité
Toujours plus vite - Elle
- Tu vois,
Nous avons été vivants, vifs comme le vent,
De la cuisinière au charroi de blé dur jusqu’à la moissonneuse
Et vois les crevasses sur ma peau,
Trop de rides sorties, trop de colères rentrées - Lui
- Et mes tempes filles du temps ont pris aux champs le froment qui couvait chaque juin dévoré
- Elle
- Tu te regardes trop
Et moi, et mes mots, pourquoi es-tu toujours ailleurs
Et quand tu parles
J’entends bien que tes cordes vocales ne se tendent que pour pendre nos rêves,
Déchire-moi si tu veux mais qu’au moins il se passe quelque chose
Ma main ne fera rien contre le crime de désamour
Ma main ne bronchera pas - Lui
- Non, non, les crimes viendront bientôt
N’en rajoute pas, je t’en prie,
Nous n’irons plus au bois
Puisque la guerre s’y met comme on le dit de la gale et des poux - Elle
- Oui, la guerre couvait au tout premier baiser
Le progrès des machines et l’usure de nos corps, croissance féroce,
Viennent chaque jour bousculer nos évidences
Oh, ces évidences de bois que nous avons patiemment sculptées,
Regarde, les voici mordues par l’acier qui s’avance
Carapaces du mal - Lui
- Carapaces des hommes, plutôt, fondues dans les usines puantes qui se dressent en lieu et place des coquelicots rouges sang
- Elle
- Dire que tu étais moi
- Lui
- Dire que j’étais toi
- Elle
- Et le feu maintenant
- Lui
- Celui d’amour, oui, le feu d’amour s’est entremis,
Il brûle entre nos deux corps
Il fait place nette
Laissez passer le silence
L’ange gras du progrès et ses théories
L’exterminateur glacé invente au jour le jour le bien-être qui broie nos jardins, crève nos coussins, meurtri nos oreillers - Elle
- Souviens-toi, âne bâté devenu locomotive, automobile,
Nous courions sur deux jambes à travers les halliers
Lumineux, chantants et divinisés avant de laisser notre âme au ciel - Lui
- Oui, nous voici bien vivants maintenant
Mais pour combien de temps
N’entends-tu pas le recul vibrant des canons
Et la gloire nationale qui s’en va chantant d’un même pas pressé
Tous ces bruits vont déchirer nos corps, nos tympans et faire taire nos voix simples - Elle
- Il va falloir mentir dans la foule féroce des cités populeuses
La crasse s’est mise au cœur,
Amplifiée par le côtoiement des boulevards - Lui
- Mille bras se lèvent au ciel dépeuplé,
Et notre amour, dis, notre amour se délie
Si je ne t’ai plus, qui dira les enfances d’avril,
Celles qu’en novembre on s’échangeait entre deux draps, - Elle
- Allez, marchons vers l’horizon plat de cette terre
- Lui
- Oublions le ciel et toi
- Elle
- Il n’y a plus que moi
- Lui
- Il n’y a plus que moi
- Elle
- Soyons Dieu
- Lui
- Folie nécessaire, inéluctable,
Je ne t’aime pas,
Non que je le veuille, mais je ne le peux pas, je ne peux pas t’aimer,
Bloqué, je suis en attente de moi,
C’est moi que je vois aux tulles qui se ruent contre nous
Et la danse seule peut raviver ce que nous ne sommes plus - Elle
- La musique soit notre lien
Et les corps esquissés dans notre dos
Sans visage et sans loi
Diront la déchirure de nos deux corps
Qui reculent d’effroi de se voir en haillons,
Ils flottent et s’effleurent
Au Noroît du décembre éternel - Lui
- Mais les corps enlacés des danseurs
Mimeront le souvenir des belles amours bleues
Ils nous arracheront un moment hors du violet creux de solitude - Elle
- Danseurs, dites-nous l’espoir
Insufflez le mensonge qui rôde
Fantômes de moi perdu - Lui
- Fantôme de moi
Aimez-moi - Elle
- Non, moi, moi, moi
- Lui
- Oh, toi, toujours toi,
- Elle
- Et alors,