À pas de Guéant dans la caverne

Publié le 08 février 2012 par Cdsonline

"Toutes les civilisations ne se valent pas." Claude Guéant.

Essayons de voir comment fonctionne l'idéologie dans nos sociétés hyper-médiatisées, par l'utilisation de l'opinion, en tant que son circuit (fermé) fait obstacle à la possibilité de penser.

Ce n'est pas à proprement parler un phénomène nouveau, puisqu'on le trouve déjà chez Platon, en particulier dans son développement de L'acte dialectique (République, livre VI, 511b sq.)

Nous avons là un membre du gouvernement qui, dans une perspective électoraliste manifeste, prononce une phrase dont le sens apparaît suffisamment clair à tout un chacun, puisqu'elle provoque aussitôt un tollé ; les voix s'élevant "contre", provoquant en retour les justifications de ceux qui se prononcent "pour".

La machine de l'opinion est lancée, la protestation va bon train, sa logique circulaire huilée (la position contre suscitant en creux celle du pour) se met à tourner de plus en plus vite, ménageant sa clôture sur soi par l'auto-alimentation de références culturelles — venant bien entendu essentiellement justifier la position "contre"…

Si l'on en croit Alain Badiou lecteur de Platon, nous sommes alors dans les sections AD et DC du schéma platonicien avec:

• en AD les "suppositions" : nous réagissons à des représentations, nous supposons en effet qu'une image (véhiculée par les médias) renvoie à quelque référent réel… (À savoir par exemple que lorsque Claude Guéant prononce la phrase "Toutes les civilisations ne se valent pas" il s'agit de "réalités", et non d'un "énoncé".)

• en DC les "certitudes" : nous sommes certains que des objets réels existent ; et une non-moins certaine inadéquation entre images (représentations) et objets alimente le feu de l'opposition pour/contre constitutive de l'opinion, en l'occurrence des civilisations "objectivées", que l'on connaîtrait assez pour vouloir les comparer, les tenir dans l'estimation potentielle de leur "valeur"

Le cirque de l'opinion tendant à se refermer sur lui-même, le premier pas vers la pensée sera celui d'un retrait, permettant de poser la question: de quoi l'animation des deux segments AD et DC (ayant pour objet la phrase de Claude Guéant) est-elle le symptôme?

Nous arrivons alors au segment CE dit de l'entendement (ou de la pensée analytique) qui bien que transcendant le blocage pour/contre propre à l'opinion:
1/ conserve le même objet (la phrase de Claude Guéant)
2/ en déplace la perspective de saisie (les déclarations de ce genre, à visée purement électoralistes, sont destinées à mobiliser l'opinion, susciter le plus de prises de position contradictoires possibles afin de toucher le plus grand nombre d'électeurs, son succès étant proportionnel aux nombres de déclarations, pour ou contre, venant en étayer l'argumentation…)
3/ mais n'en assume cependant pas les conséquences, séparant donc la réalité politique et sociale exprimée par l'opinion… de la réflexion qui en abstrait le sujet (le sujet de l'opinion comme le sujet de la réflexion). Nous sommes ici dans une phase abstraite, intermédiaire, suspendue et flottante, détachée des conséquences concrètes, politiques et sociales.

Le Sujet à proprement parler, sujet de l'énonciation, ne se (re)trouve qu'à pouvoir assumer les conséquences de ses actes et paroles dans le segment EB appelé par Platon pensée pure, intellection ou encore pensée dialectique, qui à la différence de l'étape analytique ménage un lieu (topos) aux idéalités dialectiques en rendant désormais inséparable:
• l'universalité des principes idéaux
• ET la position particulière de subjectivité qui les énonce ("Cet ordre peut aussi se dire : plus un être se donne dans l'élément de la Vérité, plus le Sujet le pense dans sa propre clarté. — En sorte, songe tout haut Amantha, que "vérité" objective et clarté subjective sont deux dimensions du même processus." -Platon)

Qu'est ce que ça veut dire dans le cas qui nous intéresse?

Que non seulement la proposition "Toutes les civilisations ne se valent pas." est à entendre en y incluant le sujet de l'énonciation (celui qui a prononcé cette phrase dans un but particulier, une intention précise) mais surtout, le sujet qui voudrait y répondre — pour autant que cette proposition s'adresse à un sujet ! — doit y inscrire à son tour sa propre position d'énonciation, pour en questionner le sens (en-soi, pour-soi), les implications et conséquences, et aussi se demander jusqu'où il serait prêt à aller pour en réfuter (ou confirmer) le propos.

Ouvrons ici une petite parenthèse, et laissons la parole à Slavoj Žižek :

"Dans l’une de ses lettres, Freud se réfère à la blague bien connue du jeune marié qui, à la question d’un ami quant à l’apparence de son épouse, répond : « personnellement elle ne me plaît pas, mais c’est une question de goût ». Le paradoxe de la réponse ne réside pas dans l’égoïsme calculateur qu’une telle attitude révèlerait (« c’est vrai, elle ne me plaît pas, mais je l’ai épousée pour d’autres raisons : sa fortune, le prestige social de ses parents… »). Son trait essentiel est que, par la réponse qu’il donne, le sujet prétend se placer du point de vue de l’universalité, à partir duquel la question de l’apparence apparaît comme une question de disposition personnelle, comme une contingente particularité « pathologique » qui ne doit pas être prise en considération en tant que telle. La blague repose sur la position d’énonciation impossible / intenable qui est celle du jeune marié : vu à partir de cette position, le mariage apparaît comme un acte appartenant au domaine des déterminations symboliques universelles et qui, pour cette raison, ne devrait pas dépendre de dispositions personnelles, comme si la notion même de mariage n’impliquait pas précisément le fait « pathologique » d’être attiré par une personne particulière sans raison rationnelle particulière.
C’est à la même position d’énonciation « impossible » que nous sommes confrontés dans le cas du racisme contemporain « postmoderne »."

Refermons la parenthèse.

C'est à la même position d'énonciation « impossible » que nous sommes confrontés dans le cas de la "phrase" de Claude Guéant. Comment est-il possible de porter un regard neutre, objectif, sur des civilisations alors que le sujet censé en mesurer la "valeur" fait toujours partie, est toujours inclus dans l'une des civilisations à comparer ?
Cette fausse distance "objective", cet évitement à inclure la position de l'énonciation dans l'énoncé (comme si le sujet pouvait s'abstraire de sa propre position d'énonciation et porter un regard "neutre", "scientifique" sur des prétendues "civilisations" — a fortiori celle dont il est partie prenante!) est le socle sur lequel repose l’attitude cynique contemporaine.
C'est ainsi que l’idéologie peut jouer « cartes sur table », révéler le secret de son fonctionnement, et pourtant continuer à fonctionner comme telle.
C'est là que nous touchons au paradoxe, au caractère résolument pervers du circuit clos de l'opinion, l'idéologie sous-jacente du capitalisme n'est rien d'autre que cet abrasement de toute valeur — au profit de la notion de prix — (Marx: “Elle (la bourgeoisie) a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement acquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale éhontée…”), et c'est aujourd'hui la soi-disant "gauche" qui promulgue haut et fort l'idéologie capitaliste, cette prétendue "gauche", réduite à son seul nom, et à l'addition simpliste qui la résume: le marché + les bons sentiments…
La paresse conceptuelle sans précédent de cette gauche anémiée contemporaine repose sur une double démission:
1/ Démission par rapport à l’idée démocratique d’un « bien commun » héritée des Lumières (la Vérité sous le signe d’un universalisme dégagé de toute prétention holistique) qui s’est métamorphosée en un relativisme cynique (tout se vaut) trouvant son expression la plus suggestive dans le multiculturalisme ultra tolérant (que penser de ce juge italien qui a autorisé un père musulman à séquestrer sa fille de 18 ans?) rendant toute idée de progrès social définitivement « has been »)
2/ Démission par rapport aux pratiques du libéralisme capitaliste dont la « logique de marché » régit désormais la quasi-intégralité des échanges humains (elle-même soutenue par l’utilisation incontournable des technologies numériques fondées sur une logique binaire)

Rappelons au titre de conclusion provisoire que la grande idée d'Oswald Spengler fut d'établir la différence entre culture et civilisation, en montrant que le destin de la civilisation était d'entériner la fin de la culture, l'éradication de ses forces créatrices, sa mort.
À quoi fait écho la promesse freudienne : "Wo es war, soll ich werden"?