Yannis Ritsos (anthologie permanente)

Par Florence Trocmé

L’adversaire inconnu de Phidias 
 
Il le savait : l’œuvre qu’ils attendaient de lui, jamais il ne la présenterait, 
malgré tout le matériau qu’il avait, avec le temps, prudemment assemblé, 
malgré toute son expérience technique – supérieure à tous : –  une œuvre, 
tel, démesuré et très orné, le Zeus d’Olympie, 
sous les pieds duquel était gravé : « Je suis l’œuvre 
de Phidias, fils de Charmidès, citoyen d’Athènes ». Oh, une telle chose, 
avec tant d’emphase, tant de gaspillage, – il le savait, jamais il ne l’accomplirait ; 
il lui manquait cette simplicité, la belle naïveté d’une foi aisée, 
qui produit avec flatterie, coquetterie, excès 
et parfois habile condescendance, les œuvres majestueuses 
admises par les foules ; – qui tournent autour d’elles, les regardent des heures, 
s’y pressent, parlent, mâchent des graines de tournesol, les admirent, 
(surtout, en vérité pour le poids de l’or, ou les pierres précieuses), 
les évaluent en talents, sans qu’elles soupçonnent jamais, ignorantes, 
qu’il n’y a là que simple verre coloré, – et les véritables diamants, 
le véritable artisan les garde bien cachés dans un coffre, 
en dessous, au fond d’un grand sous-sol où il descend seul la nuit, 
une bougie coupable et tremblante à la main, éprouvant sa propre mort et taillant seul sa statue, sachant que celle-ci non plus ne sera pas finie. 
Sa consolation, incertaine : l’inachevé est la marque des chefs-d’œuvre.  
(Et peut-être qu’en cette statue, il n’y avait pas seulement lui, mais les autres aussi, 
pas les dieux, mais ceux qui toujours avancent, qui ne s’arrêtent pas, qui ne finissent pas).  
 
   Léros, 20.10.68 
 
Enseignements typiques et Criton 
 
Ils nous ont souvent, très souvent enseigné ceci : « il faut qu’une œuvre d’art ait un commencement et une fin, une intention définie et, surtout, une idée supérieure 
pour colonne vertébrale fondamentale ». Puis ils s’arrêtent. Et toussotent. « Il faut ; il faut ».  
 
Nous, nous regardons de biais leurs mains poilues et avides, croisées sur le gros sceptre ; nous regardons dans un coin la toile d’araignée poussiéreuse – 
quelques fines gouttelettes y luisent ; – nous ne répondons pas ; – comme si nous en convenions 
comme si nous approuvions tout ce qu’ils disent – (servilité silencieuse et rusée, mais aussi patience et sage indulgence).  
      Criton 
avait par avance vendu à la mort sa colonne vertébrale, 
et tout autour de lui et en lui, s’inclinait ainsi avec fière sincérité et tombait instable et inouï, comme les vérités, les heures, les hommes 
 
Exceptées les vitres en face qui, à l’aube, s’illuminaient roses et azures – son si sommaire démenti 
 
   Léros, 21.10.68 
 
 
Yannis Ritsos, Pierres répétitions grilles, 1968 – 1969, traduction et note Pascal Neveu, préface Bernard Noël, Ypsilon Editeur, 2009, pp. 119 à 121 
 
 
Yannis Ritsos dans Poezibao :  
bio-bibliographie, extrait 1