S’il fallait une confirmation que la généralisation de la « température ressentie » dans les JT est bien le symptôme d’une identification de la réalité au vécu, France 2 nous en a donné ces deux derniers jours une preuve supplémentaire.
JT de 20 h 6 février 2012
Lundi 6 février, après avoir passé un quart d’heure à parler du temps et à nous montrer des images spectaculaires des paysages enneigés ou glacés, Pujadas lance un long sujet (3’42, alors que la moyenne est de 1’30’’ à 2’) intitulé « Je vis dans ma voiture ». Pour les téléspectateurs de la TNT, ce titre « sonne » un peu comme ces reportages de NT1 du style « Tous différents ». Deux femmes nous sont présentées en
Une SDF vit dans sa voiture
parallèle, qui ont dû se réfugier dans leur voiture étant sans domicile. Comment en sont-elles arrivées là ? Ce n’est pas le sujet : ce que le journaliste montre, c’est l’incroyable bric-à-brac d’affaires entassées dans le coffre, la bouillote pour se réchauffer et, surtout, des pleurs face à la caméra.
Les mêmes images le lendemain
Mardi 7 février. Encore 15 minutes sur le temps. Puis Pujadas s’adresse à nous : « Vous avez été très nombreux à réagir à la suite du reportage montrant ces femmes dormant dans leur voiture. Nous avons reçu des centaines d’appels et plusieurs propositions d’aide… ». Les images du reportage de la veille sont rediffusées avec un nouveau bandeau. "Elan de solidarité pour les deux femmes SDF" s'est substitué au "Je vis dans ma voiture". Puis des interviews de nos deux « témoins ». L’une dit que jusqu’à présent, elle est restée « invisible », l’autre pleure. Que voulait-elle dire en parlant de son "invisibilité"? Nous ne le saurons pas. tandis Une téléspectatrice, qui a proposé un studio pour loger l’une d’elles, explique que « l’image de cette voiture [l’a] choqué ».
Quelques instants plus tard, François Hollande interrogé par le présentateur, est bien obligé de dire qu'il a également été choqué. Moi aussi. Pas pour les mêmes raisons. Bien sûr, la situation montrée est révoltante, mais cette séquence est-elle là pour informer (et de quoi ? du manque de logements ? du chômage ?) ou pour nous apitoyer ? Pour donner mauvaise conscience à ceux qui regardent au chaud la télévision ou pour nous apprendre que des gens n'ont pas de domicile fixe ? Force est de constater en tout cas que le JT est plus proche en l’occurrence des magazines qui fleurissent sur la TNT, dont la seule raison d’être est de montrer et de provoquer l’émotion, au-delà de l’information.
Est-il normal de repasser les mêmes images sous prétexte que les téléspectateurs ont « réagi nombreux » ? Si l’on généralise cette pratique, pourquoi ne pas construire le JT en fonction des sujets qui suscitent des réactions ? C’est déjà ce que font les journaux les plus « markétés », mais le service public doit-il suivre ? En réalité, il est clair que, avec le temps, les journalistes ont trouvé l’occasion de « feuilletonner » l’information, c’est-à-dire de construire des personnages pour lesquels nous éprouvons de la pitié et que nous avons envie de suivre (rappelons-nous que la pitié est selon Aristote une des deux émotions qui nous attachent au récit). Le 13 h de France 2 a déjà adopté cette méthode pour fidéliser son spectateur. Est-ce au tour du 20 heures ? Si l’on n’y prend pas garde, demain le JT ressemblera à ces séries dans lesquelles on suit avec impatience les destins entrecroisés de personnages attachants.
Bien sûr, on peut trouver mon article incorrect : comment s’indigner d’un JT qui montre des situations si tragiques ? me dira-t-on. A cela on peut rétorquer : que faut-il penser d’une société où une téléspectatrice a proposé un studio à une SDF parce que « l’image de cette femme » l’a choqué. Faut-il vraiment regarder le journal télévisé et ses images pour voir la réalité ? Comment peut-on être aveugle au point de ne rien voir autour de soi et de le découvrir qu’au travers d’un reportage ?