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Pensée stratégique française

Publié le 07 février 2012 par Egea

Je m'interrogeais l'autre jour : existe-t-il une "pensée stratégique française" ? Derrière cette simple question, beaucoup de questions sous-jacentes, et des réponses encore plus nombreuses.

Pensée stratégique française
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1/ Tout d'abord se pose la question de l'époque : sans remonter aux grands anciens, évoquons l'époque contemporaine et, toujours pour simplifier, à ce qui existe depuis la guerre. Je parle de mémoire et suis preneur de toute précision et ajouts

  • Peu de choses dans l'immédiate après-guerre : la France est trop occupée aux guerres de décolonisation, et l'amiral Castex n'a pas de successeurs évident.
  • Arrive la question nucléaire : on se souvient de la dispute entre Gallois et Aron, et au-delà les pensées des Beauffre, Poirier, Ailleret. Galula est totalement ignoré, Trinquier aussi, Brossolète mis de côté.
  • Quelques spécialistes universitaires poursuivent l'étude dans les années 1980 : un peu de politistes (Dabezie, Joxe) un peu de stratégistes (Coutau-Bégarie) quelques rares officiers notamment dans la revue "Stratégiques" fondée par Poirier.
  • Au fond, la fin de la guerre froide, l'emploi de l'armée française dans des opérations de par le monde (Maintien de la paix au début, gestion de crise ensuite), puis les guerres irrégulières relancent les études. Il faut saluer le travail précurseur de Vincent Desportes qui ouvre un mouvement avec de plus en plus jeunes auteurs, civils ou militaires, qui publient. On saluera le rôle des éditions Economica, mais aussi de la Revue Défense Nationale ou de DSI.
  • Le mouvement s'étend avec Internet et l'apparition de blogs (de stratégie, de géopolitique, de défense, de cyber). AGS réunit beaucoup d'entre eux, mais on peut citer aussi Ultima Ratio. Cette nouvelle génération d'auteurs (pas tous vingtenaires, faut-il le préciser) publie dans les bonnes revues

2/ Se pose aussi la question des vecteurs. On observe une évolution des lieux de débats.

  • Il y eu autrefois les sociétés savantes, et la publication de livres savants et de bulletins spécialisés.
  • Puis l'université fut le réceptacle de cette découverte du savoir.
  • On inventa les colloques, puis les revues.
  • A la deuxième moitié du XX° siècle on inventa les think tanks.
  • Au tournant du XXI°, on observe aussi bien des formats conviviaux (les cafés spécialisés) ou les plate-formes internet. On peut d'ailleurs constater que les blogs augmentent en gamme et ont perdu leur amateurisme initial.

Mais cette diversification des vecteurs ne supprime pas les formes précédentes. Ainsi, les revues continuent d'exister (avec difficulté) mais elles doivent s'adapter, et se réinventer compte-tenu des nouveaux médias qui surgissent. De même, un colloque aujourd'hui ne peut plus ressembler à un colloque d'autrefois.

3/ Il y a donc une vitalité certaine. Due aussi à ce que les questions stratégiques sont plus incertaines : au temps de la guerre froide, les équations étaient assez connues et fixes. Aujourd'hui, la mondialisation aidant, ainsi que la diversification des acteurs, les conflictualités évoluent (guerres irrégulières, acteurs informels, cyberespace, guerre économique, rivalité sur les ressources économiques et écologiques) ce qui rend l'analyse stratégique à la fois plus difficile et plus nécessaire.

4/ On en vient alors à la question sous-jacente, celle de l'influence. Tout d'abord en France. La difficulté tient à ce que le mot "stratégie" a été utilisé par maints acteurs "civils" : on ne parle plus de décision politique mais de stratégie, on de parle plus de plan d'entreprise mais de stratégie d'entreprise. Au point qu'aujourd'hui, pour la plupart, la stratégie est d'abord celle des organisations, et pas celle qui pose la question de la dialectique des volontés. Il y a bien une évolution récente : HEC a ouvert un cours de géopolitique, et l'EM Grenoble se spécialise sur ce "créneau". Mais la géopolitique est préalable à l'analyse stratégique et ne saurait s'y substituer.

5/ Toutefois, la pensée stratégique souffre d'un double défaut :

  • d'une part, celui de s'inscrire dans le temps long lorsque la plupart de nos contemporains ne vivent que dans l'instant : il ne s'agit pas seulement du flux médiatique, il s'agit aussi de l'ultra communication privative (téléphone et internet). Qui prend le temps de lire, de méditer, de penser ? Des spécialistes qui, du coup, se perdent dans un langage trop souvent illisible : regardez nombre de productions universitaires indigestes donc non convaincantes.... Du savoir jargonnant entre sachants.
  • d'autre part, la question de la mise en œuvre : le problème n'est pas d'adopter une stratégie, c'est de la mettre en œuvre, surtout face aux événements et aux aléas. Mais une stratégie qui n'est pas capable de résister aux aléas n'est pas une stratégie.

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6/ Une autre difficulté tient à l'influence extérieure : autrement dit, la pensée stratégique française n'existerait pas puisqu'elle ne serait pas connue à l'extérieur. L'extérieur étant assimilé aux Américains. Il faut bien constater que les Français lisent plus les Américains que l'inverse : il n'est que de mentionner le nombre d'apprentis stratèges qui vous citent Warden, la boucle OODA, la COIN et autres raffinements théoriques. Mais c'est vrai aussi que les Américains sont moins ennuyeux qu'ils peuvent paraître à l'abord, et que ce n'est pas parce qu'on est français qu'on a le monopole du brillant. Au contraire, avec leur méthode, les Américains produisent beaucoup d'idées et animent un débat stratégique qui, justement par sa qualité, a tendance à éteindre les pensées alternatives. Le dilemme est alors bien identifié :

  • participer aux débats américains pour tenter de s'y glisser : perspective improbable, à cause d'une moins bonne maîtrise de la langue (!) et d'une beaucoup moins bonne maîtrise des réseaux !
  • les ignorer pour tenter une pensée autonome, en espérant le miracle, celui d'un Américain francophone, assez curieux pour lire un théoricien français, assez influent pour le populariser. L'improbabilité est encore plus grande.

Du coup, il faut en tirer la conclusion logique : pensons en français aux problèmes qui se posent à nous, y compris en utilisant des concepts fabriqués outre-Atlantique. Mais pas forcément.

7/ Ainsi, beaucoup de Français disputent de la pertinence de la dissuasion en matière cyber : ils sont influencés par leur culture (en France, la dissuasion est forcément nucléaire, ou si elle est globale elle incorpore du nucléaire). De même, la fabrication de la notion de "Global Commons" est-elle vraiment utile ? ça se discute. Mais en revanche, il est évident que les Français doivent se poser des questions sur la stratégie dans l'espace ou dans le cyber....

Parce qu'il y a beaucoup de sujets, parce que nombreux sont ceux qui s'interrogent et prennent la plume : voilà pourquoi il existe une pensée stratégique française. Ce qui ne préjuge ni de sa qualité ni de son utilité : mais là n'était pas la question posée...

O. Kempf


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