Comment ne pas convenir que tous les régimes politiques ne se valent pas ? Mais comment ne pas se souvenir non plus que le concept de civilisation et, a fortiori, celui de « civilisation supérieure », fut l’une des marottes du colonialisme puis de l’extrême droite européenne jusqu’à la seconde guerre mondiale ?
Par Fabrice Descamps
La polémique déclenchée par Claude Guéant est assez savoureuse tant elle révèle l’extrême confusion idéologique qui règne à gauche comme à droite en cette veille d’élections présidentielles.
Les réactions de la gauche sont assez ahurissantes car, comme l’a souligné fort justement Anton Wagner dans un article publié hier sur Contrepoints, elles trahissent le relativisme moral que dénonçait justement à l’avance M. Guéant. Quant à celles de la droite, elles relèvent simplement d’un réflexe pavlovien : la gauche attaque Guéant, donc je le défends. C’est un peu court et la droite française s’honorerait de ne pas reprendre à son compte les vieilles antiennes de sa frange la plus réactionnaire.
Notons en effet que M. Guéant a joué, à mon avis sciemment, de l’ambiguïté de son discours pour s’attirer les faveurs et des libéraux et des nationalistes. Comment ainsi ne pas convenir que tous les régimes politiques ne se valent pas, qu’on préférera évidemment celui de la Corée du Sud à celui du Nord ? Mais comment ne pas se souvenir non plus que le concept de civilisation et, a fortiori, celui de « civilisation supérieure », fut l’une des marottes du colonialisme puis de l’extrême droite européenne jusqu’à la seconde guerre mondiale ? M. Guéant, qui est redoutablement intelligent, ne pouvait ignorer tout cela. Il fallait vraiment avoir toute la mauvaise foi partisane d’un militant socialiste ou UMP pour ne pas s’accorder là-dessus.
Or dans ce domaine comme dans d’autres, vous me pardonnerez d’être un disciple constant de Guillaume d’Occam : entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem, « on ne doit pas multiplier les concepts au-delà du nécessaire ». Qu’est-ce qu’une civilisation ? Je n’en sais bigrement rien et en attendant qu’on m’en donne une définition claire et univoque, vous me permettrez de ne pas utiliser ce mot.
Exit donc la « civilisation ». Reste le régime politique et là, il est facile de le définir. Il s’agit de l’ensemble des institutions, formelles et informelles, qui règlent la vie politique d’un pays.
Or force est de constater effectivement que, dans le monde, tous les régimes politiques ne se valent pas. Si c’était là ce qu’entendait nous expliquer M. Guéant, que ne nous l’a-t-il dit plus clairement ?
Il y a bel et bien, dans le monde, des régimes politiques supérieurs : ce sont les démocraties libérales. Inutile de jouer avec les mots ou de chercher midi à quatorze heures ; si tel n’est pas le cas, on se demande alors bien pourquoi la plupart des immigrants dans le monde déménage de pays connaissant des régimes politiques oppressifs ou instables vers des… démocraties libérales.
Les démocraties libérales forment-elles une « civilisation » homogène ? Il est permis de le nier. Mais elles forment à coup sûr un groupe de nations qui ont tout intérêt à se serrer les coudes face à celles qui ne sont ni libérales ni démocratiques, comme la Chine, la Russie, l’Iran, le Pakistan, le Vénézuela, la Corée du Nord ou Cuba puisque ces dernières n’hésitent jamais à nouer entre elles des alliances tactiques.
Or je ne doute pas un instant que, dans un futur plus ou moins proche, la Corée du Nord, par exemple, finira par être une démocratie libérale. C’est inévitable car la démocratie libérale est un régime plus stable que ses concurrents et permet aux gens de mener des existences plus heureuses. C’est juste une question de temps. Il suffit d’être patient. Or, le jour où la Corée du Nord deviendra une vraie démocratie libérale marquera-t-il aussi un « changement de civilisation » dans ce pays ? Rejoindra-t-elle alors la même « civilisation » que la Corée du Sud qui aurait vécu, en attendant que sa soeur jumelle secouât le joug communiste, dans une autre « civilisation » ? Cette assertion semble si absurde qu’elle nous invite à rejeter pareillement la notion de « guerre des civilisations » chère à Samuel Huntington. Il n’y a pas de guerres de civilisations dans le monde car le concept même de civilisation est si polysémique qu’il en paraît vide. Mais il est vrai, M. Guéant, qu’il y a et aura un conflit récurrent entre les démocraties libérales et les autres types de régime politique. Je ne crois pas que les discours à la Guéant nous aideront à gagner ce conflit. Car nous avons besoin, non de démagogie électoraliste, mais de clarté conceptuelle pour mener les batailles idéologiques qui nous attendent.
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