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Borges et lui - Agustín Fernández Mallo - El hacedor (de Borges), Remake (Alfaguara, 2011) par François Monti
Par Fric Frac Club
Vous ne lirez probablement jamais ce livre et pas parce qu'il est écrit en espagnol : il a été retiré des librairies en septembre dernier.
Agustín Fernández Mallo a connu un succès retentissant avec sa trilogie Nocilla (nous vous en avons parlé suffisamment à l'époque pour ne pas devoir revenir dessus ; le premier volume paraîtra en français à la rentrée) ; il publie son premier livre post-nocilla en février 2011. El hacedor (de Borges), Remake est, comme son nom l'indique, un « remake » de L'auteur, collection de miscellanées borgésiennes parue en 1960. Il ne s'agit cependant pas d'un « remake » comme pourrait l'être, par exemple, un texte de Coover réécrivant les frères Grimm… L'opération de Fernández Mallo l'apparenterait plutôt à celle d'un homme qui achèterait une maison avec tous ses meubles, garde les murs, l'agencement général, un sofa, un bureau, une chaise ou un four et jette tout le reste pour y mettre ses propres biens. De L'auteur, il garde le titre (customisé, bien sûr), la table des matières et quelques passages, quelques phrases éparses. L'introduction et l'épilogue respectent les grandes lignes de l'original, mais les références changent : le livre n'est pas dédié à Leopoldo Lugones mais bien à Borges ; la citation est de Juan Benet plutôt que de l'Enéide ; l'épilogue a été écrit à Majorque en décembre 2010 et pas à Buenos Aires en octobre 1960, etc…
Le reste est, dans sa majorité, de Fernández Mallo. Très souvent, ses textes n'ont rien à voir avec ceux qu'ils remplacent. Ainsi, Parabole de Cervantès et du Quichotte devient l'histoire (très drôle) de la découverte par l'auteur d'une tranche de pain au centre de laquelle il y a un trou à la rondeur parfaite dans le couloir qui mène à sa chambre. Mutations, un texte d'une demi-page au départ, devient, chez Fernández Mallo, un récit de quarante-deux pages où il suit les traces d'abord de l'artiste Robert Smithson (l'auteur va voir ce qu'il reste des Monuments de Passaic), puis se met sur la piste de ses propres monuments (la recherche de traces d'une fuite radioactive à Tarragone) et, enfin, recrée les mouvements de Monica Vitti sur Lisca Bianca dans L'Avventura.
Ses Mutations sont en quelque sorte un bel exemple de l'esthétique voire de la poétique de Fernández Mallo. Ses interventions narratives se rapprochent souvent (si pas toujours) de dispositifs artistiques. Quarante-deux ans après Smithson, il suit le même itinéraire que l'artiste, il prend lui aussi des photos, mais il le fait depuis sa chambre à New York : les photos qu'il accole à celles de Smithson ont toutes été prises avec son téléphone portable ; il s'agit à chaque coup d'une photo de l'écran de son ordinateur branché sur le google map version satellite ou sur le google street view. Ce n'est pas juste les photos du fan qui va en pèlerinage sur place, c'est une transposition d'un travail à une autre époque, dans d'autres conditions technique. Quoi qu'on pense de la valeur de la démarche, il est évident qu'on sort d'un cadre strictement littéraire. Dans la troisième section de Mutations, il se rend à Lisca Bianca en hiver et, visionnant des clips de L'Avventura sur son iPhone, il suit Monica Vitti, il va voir ce qu'il reste de ce qu'elle allait voir 45 ans plus tôt. Bien plus que pour son équipée Smithson, on est ici sur un terrain clairement littéraire. La prose est plus détaillée, il subsiste toujours le doute de la réalité de cette aventure sur les traces d'Antonioni, l'on sait parfaitement qu'il s'agit de toute manière d'une recréation, d'un enjolivement a posteriori. On peut aussi penser à une version home made et for your brain only de la reconstruction plan par plan de Psycho par Gus Van Sant. Ce que met aussi ce texte en évidence c'est la nostalgie de Fernández Mallo. Cette nostalgie n'est pas tant un retour vers le passé qu'une projection dans le futur. Il n'y a aucune volonté de faire « comme en ‘60 » ou « comme en ‘67 » ; on fait « '60 comme en 2005 », et, lorsque c'est publié en 2011, on obtient un travail peut-être aussi futuriste qu'un morceau style eighties d'Ariel Pink.
Et Borges dans tout cela ? De meilleurs lecteurs que moi détecteront peut-être plus facilement les raisons de son invocation ici. L'auteur était une collection de pièces diverses, de miscellanées, le remake l'est aussi. Cet enrobage borgésien participe du même geste que la poursuite antonioniesque, c'est tout. Enfin, j'imagine. Dans Borges et moi, Fernández Mallo avance ce qui pourrait être une justification : « [Borges est] la personnalité la plus illustre du courant esthétique que l'on a nommé appropriationnisme ». Et lui de s'approprier des œuvres qu'il aime.
Au final, El hacedor (de Borges), Remake n'est pas aussi bon que la trilogie Nocilla. Les poèmes, en particulier, sont faibles. Mais certains textes sont excellents. La fin du jeu de piste à l'île de Lisca Bianca est particulièrement splendide.
Mais que le livre soit très bon, bon, tout juste correct, mauvais ou infâme n'a aucune importance. Je vous le disais en introduction : vous ne pourrez pas lire ce livre car il a été retiré des librairies en septembre dernier. A la demande de Maria Kodama*. Il n'est bien évidemment pas nécessaire de la présenter. Peut-être que, comme nous, vous vous laissez parfois aller à rêver que la veuve de Cervantès est toujours des nôtres et que l'on filme au château de Moulinsart la confrontation, version littéraire d'un épisode de Perry Mason (où donc est le veuve de Raymond Burr ?). Kodama n'a pas lu le livre de Fernández Mallo, elle a écouté ce que lui en a dit son avocat et en a déduit que ce n'était pas un hommage, mais un « manque de respect » car l'auteur n'avait pas demandé la permission. Si vous entendez derrière ces déclarations le bruit du tiroir caisse que Kodama aurait aimé entendre, vous vous trompez… Alfaguara, l'éditeur, a respecté les désirs de la veuve dès réception du courrier de son avocat (autrement dit, avant même qu'une plainte soit déposée). Evidemment, et étant donné la courte vie commerciale des livres aujourd'hui, le fait qu'il avait été publié sept mois plus tôt a dû jouer un rôle dans cette décision.
On pourrait dire (mais on ne le dira pas) que cette affaire nous dit quelque chose sur la distance entre la littérature (ou plutôt l'establishment littéraire) et le monde réel. Qu'il ait fallu sept mois à Kodama pour se rendre compte que la mémoire de son défunt mari avait été insultée, que l'éditeur ait suivi sans tiquer les exigences de la veuve nous met face à un monde pas du tout préparé à faire face « aux défis du futur » (comme dirait l'autre). On pourrait aussi dire (mais le dira-t-on ?) que la réaction de certains Grands Ecrivains™ (et de leurs laudateurs) tant avant qu'après le retrait est assez révélatrice. Je me souviens en particulier d'un célèbre écrivain espagnol ne s'étant jamais trop posé de questions à l'heure de se prendre pour Hemingway, Joyce ou de s'auto-parodier, pontifier du haut de sa chaire dominicale sur la « fraude artistique » commise par un Fernández Mallo qu'il ne nomma jamais (c'est dans ses habitudes, attaquer sans nommer). Je me souviens aussi d'un poète que personne ne connaît par ici se féliciter du retrait vu que le livre était quand même franchement mauvais. Je me souviens de tous ces critiques, lecteurs ou écrivains dont les attaques n'étaient pas tant motivées par les défauts (réels) du livre que par la sensation de scandale ressentie à l'idée qu'un écrivaillon ose faire un remake du grand Borges. Il y a, vous voyez, des intouchables en littérature. Selon Rodrigo Fresán et d'autres, l'artiste, l'écrivain d'aujourd'hui se comporte en fan. Cela horrifie le défenseur de la Grande Culture. Il est donc piquant de constater que ce sont précisément ses défenseurs de la Grande Culture qui, dans cette histoire, se sont comportés comme des fans adolescents hystériques qui ne supportent pas que l'on touche à leur comics préféré. Tout art a ses vaches sacrées mais un art défendu principalement par ceux qui voudraient empêcher à d'autres de toucher à ces vaches sacrées est un art mort. Curieusement, et même si sa tentative fut peut-être un échec, c'est l'infâme manipulateur pop Agustín Fernández Mallo qui souligne que la littérature est toujours un art vivant.
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* Agustín Fernández Mallo n'est bien sûr pas le premier à avoir des problèmes avec madame Kodama. Il ne sera pas non plus le dernier. L'écrivain argentin Pablo Katchadjian a publié en 2009 un version "grossie" de L'Aleph. Le récit de Borges devenait deux fois plus long. Cette amplification, publiée à 200 exemplaires chez un minuscule éditeur, coûte à son auteur une plainte au pénal. Damian Tabarovsky rapportait dans un journal argentin que le juge doit se prononcer quant à la recevabilité de la plainte dans les jours qui viennent. Empruntons à Tabarovsky sa conclusion : "cette plainte ne dit rien du défendeur mais par contre en dit long de la demanderesse".