« PILE OU FACE est une entremetteuse. Elle orchestre la rencontre entre deux auteurs. L’association relève du contrepoint, d’un décalage à partir d’une familiarité de pensée ; parfois d’un accident. Dans chaque opus il y a deux livres (chacun pourrait exister indépendamment). Les textes sont publiés tête-bêche. Les réunir est une manière de créer un troisième axe, une discussion entre les textes qui se construit dans l’esprit du lecteur, à travers les associations, les recoupements, les déductions et les translations. Un peu à la manière des livres dont vous êtes le héros, le pari de PILE OU FACE est de faire la part belle au lecteur. Ce dernier peut indifféremment commencer sa lecture par l’un des deux textes, aucun commentaire de « spécialiste » ne venant déterminer ou orienter la relation. », tel est, en partie, l’argument des éditions Black Jack.
Les deux auteurs sont brésiliens. L’un est poète, et fondateur de la modernité poétique brésilienne, l’autre, philosophe et critique d’art ; la seconde reprend le premier sur la notion d’anthropophagie artistique, qu’elle développe et élargit sur le plan artistique et sociétal, et contemporain. Daté de 1928, le « Manifeste anthropophage » succède au « Manifeste de la poésie Bois Brésil » rédigé en 19201, chacun des deux manifestes ayant le don de l’attaque, vigoureuse et radicale : « La poésie existe dans les faits » (Bois Brésil), « Seule l’anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement. » (Manifeste anthropophage) ; et, en quelque sorte, poétiquement, les attaques lancent le débat, car, comme tout manifeste, ces deux ci sont constitués de radicalité contestable que nous ne contesteront pas, car la radicalité est incontestable lorsqu’elle prend intelligemment les armes du courage. Le Manifeste anthropophage demeurerait totalement hermétique aux yeux et à l’entendement de qui ne possède pas la culture brésilienne, car le texte est hyper codé, et paraîtrait tel un long poème en fragments auto-référencés, s’il n’y avait un judicieux appareil de notes juxtalinéaires composé par la traductrice. Le Manifeste anthropophage repose sur un calembour du poète, immensément riche de sens : « Tupi or not tupi, that is the question. » Sachant que : les Tupi, composés de sept tribus dispersées le long de la côté Atlantique, de l’embouchure de l’Amazone au Río del Plata, s’opposèrent au colonialisme européen, refusèrent de devenir leurs esclaves ; et pratiquaient l’anthropophagie ; qu’il convient de distinguer du cannibalisme : l’anthropophagie était accompagné d’un rituel, de l’exécution jusqu’au banquet, parce que l’individu dévoré l’était par respect et dans la volonté d’absorber son courage héroïque ; la chair humaine considérée comme un simple aliment et absorbée en tant que telle relève du cannibalisme. La différence est subtile, mais de taille. Procédant du manifeste littéraire, la métaphore anthropophagique relève de l’allégorie, anthropophagie file Modernité. Andrade transforme le tabou de l’anthropophagie en totem ; invite à la dévoration du passé et à l’insoumission à ce passé (« contre tous les importateurs de conscience en conserve ») ; dévorer ce qui a été, pour en absorber les forces, est anthropophagie. Contrairement au mouvement dadaïste qui grondait en Europe, Andrade ne prône pas la tabula rasa, au contraire, il invite l’artiste à cultiver un esprit libre sur les restes d’un festin historique (et héroïque de résistance) afin de régénérer la mémoire ; « Contre la Mémoire source de coutume. L’expérience personnelle renouvelée. » Les manifestes de Andrade posèrent les bases du mouvement concrétiste, à l’égard desquels quelques acteurs, comme Haroldo de Campos, prirent néanmoins de la distance critique2. Distance critique qui est celle de Suely Rolnik, dans son Anthropophagie zombie et analyse du sujet moderne à partir de l’héritage anthropophagique artistique, « D’un autre côté, pendant que les avant-gardes européennes imaginaient leur autre en le projetant dans des cultures non européennes, l’avant-garde brésilienne tendait à s’attribuait à elle-même la place de l’autre idéalisé », relevant dans ladite avant-garde brésilienne une tendance, au contraire de ce qui était originellement proclamé, à demeurer coincée dans sa propre mémoire. Les « zombies hyperactifs », comme elle les nomme, les héritiers de l’avant-garde anthropophage, selon elle, adaptent leur subjectivité aux lois du marché (la « subjectivité flexible »), pensent innover en tous sens en employant les possibilités offertes par le libéralisme. Après la dictature militaire, qui sévit de 1964 et 1985, Suely Rolnik considère que les artistes se sont engouffrés dans un illusoire paradis néolibéral, sans aucune auto-critique ; ils se seraient dévorés eux-mêmes, mais n’auraient dévoré que leurs faiblesses ; c’est cela, les « zombies anthropophages ». L’analyse est fine et coriace, et s’étend bien au-delà du territoire brésilien.
[Jean-Pascal Dubost]
1. Dont on peut lire la traduction par Antoine Chareyre dans Bois Brésil, poésie et manifeste, La Différence, 2010
2. On peut se référer à la note sur Une poétique de la radicalité, essai sur la poésie d’Oswald de Andrade de Haroldo de Campos (Poezibao, 23 mai 2011), voire mieux, lire ce livre.
Oswald de Andrade
Manifeste anthropophage
(traduction Lorena Janeiro)
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Suely Rolnik
Anthropophagie zombie
(traduction Renaud Barbaras)
collection Pile ou face
Black Jack editions
14 €