Pierre Michon, « Vie de Joseph Roulin »
Michon voulait voir Van Gogh en deçà de l’œuvre, « par les yeux de quelqu’un qui ignore ce qu’est une œuvre ». Bien sûr, dit-il, il n‘y est pas parvenu.
Pourtant, la lecture de cette « vie » de Joseph Roulin me montre au contraire, du moins c’est mon sentiment, qu’il y est arrivé. Je m’explique.
Joseph Roulin est celui avec qui Van Gogh prenait le bon temps d’après-midi sous le soleil ou dans les cafés qu’ils aimaient et où ils venait boire l’absinthe. Ils sont très proches, Van Gogh peint plusieurs tableaux de son ami ; qui les apprécie peu, semble-t-il, mais qui accepte de se laisser peindre. Que voit-il dans ces tableaux, sinon lui-même, sinon, quelque chose d’étrange ? il ne demande qu’à croire que ce qu’il voit, que ce qui est peint, comme il ne demande qu’à croire les lettres que Van Gogh lui envoie de Saint-Rémy. Oui, c’est dans la petite maison jaune que Roulin « devint tableau ». La sainte famille prolétaire, dont il était, aimait Van Gogh qui les peignait. Et Van Gogh l’aimait, la peignant.
Quelle valeur ont ces tableaux sinon celle de la reconnaissance mutuelle de cet amour ? et aussi celle de la reconnaissance par Roulin de ses attributs, « la casquette et la barbe, les bras bleus, la tempe effleurée par l’ivresse et l’aile de l’ange républicain, comme absent, et apparaissant ». Tout cela l’étonnait, l’originalité du peintre, sa réputation bizarre, sa misère, oui sa misère, celle à laquelle Roulin est habituée et qu’on peut camoufler, sinon « charmer par de petites magies, les confitures, le vin, le repas du dimanche ». Roulin suivait Van Gogh, « faire le coup de la liturgie solaire, le face à face aztèque avec la source de toute lumière », et il y voyait là le peintre qui peignait. Rien d’autre ? C’est à ce moment-là que Roulin apprécie le peintre, qu’il comprend, sans comprendre, sa peinture, la valeur de sa peinture. Pourquoi pas ? Elle a la valeur du soleil qui tape dur, des cigales qui, « infatigablement mâchent le temps, l’espace », et de cet homme, aussi brave que lui, qui plante son chevalet, sort « ses trois jaunes de chrome, presse un des tubes et l’applique ».
C’est à ce moment-là que Michon, quand « midi vous surprend sans un arbre », pose sa question : qu’est-ce que cette peinture qui produit des choses visibles et dont le métier qui la donne est « une phénoménale anomalie, despotique, vouée à rien, vide », celle que Joseph Roulin observe et qui l’oblige à repenser « l’énigme des beaux arts », quand il voit, oui, voit très profondément, devant lui, cet homme, un homme comme lui, croit-il, mais qui est aussi, peut-il seulement le penser, « l’incarnation indubitable » de la théorie des beaux arts ? Roulin n’a pas ce vocabulaire, mais il peut avoir cette réflexion, cette image. Je me plais à croire que Michon et lui, Roulin, voient Van Gogh ainsi, comme Michon voyait dans Rimbaud, le « vers personnalisé ».
Roulin ne voyait pas tout, mais « post mortem », il comprit, j’entends il comprit qu’il avait déjà compris, quand le jeune beau marchand d’art, jeune homme distingué très causant, vint lui acheter ce portrait de lui peint par Van Gogh. Le marchand connaissait le prix, mais non la valeur du tableau, Roulin, lui, la valeur suintait par toutes les pores de sa peau, oui cette valeur des tableaux, « qui n’étaient pas bien jolis mais qui avaient couté tant de peine ». La valeur est dans sa tête, dans sa peau, dans sa mémoire des moments vécus avec le peintre, dans la tête de sa grande famille elle-aussi peinte par le peintre du soleil. Quand on dit à Roulin que Vincent est en train de devenir un très grand peintre, il n’a cure de cela, ni même du montant d’argent qu’on lui propose pour son portrait, cela n’est qu’un corollaire financier ; il n’a en tête que « la besogne catastrophique qui ravageait on ne sait quoi dans le bout d’Arles… et il est heureux d’être ce Joseph Roulin qui a vu un miracle, la transformation de Vincent en grand peintre ». Mais la valeur de Vincent était déjà là, elle était dans sa vision de « la gesticulation d’un cinglé en pleine insolation », oui, d’accord ; mais ce cinglé était tout pour lui, et lui seul peut-être, j’ose le croire, savait l’apprécier. Il ne devait pas à un jeune marchand d’art d’avoir connu un grand peintre, il savait bien avant que celui-ci ne vienne le voir, ce que celui-ci « ne savait pas lui-même, ce que nul ne sait ». Il le savait dans sa peau, même s’il n’osait le dire tout haut. Il savait ce que Vincent lui-même ne savait pas, ni son frère Théo d’ailleurs. Et toute la grande famille aussi le savait, et elle se taisait. J’ose le croire ainsi.
« On est devenu très fort depuis qu’on sait que tout le langage ment ».