Paul Nizan
« Les chiens de garde »
Petite collection Maspero
Qu’est-ce que la philosophie ? Et à quoi ça sert ?
Je me demande souvent s’il y a une manière de penser le monde qui soit universelle, j’entends, au-dessus des pensées sectaires, des pensées de parti, des pensées de culture, de pays, de nation, au-dessus des pensées qui viennent d’objectifs restreints, telles celles des sciences, dont les objets sont définis, et les fonctions également. Peut-on penser autrement qu’à l’intérieur d’un cadre, peut-on se croire universel ?
Ce sont de fausses questions, je le sais, parce que je ne crois pas qu’il puisse en être ainsi. Il y a de bonnes pensées, j’entends justes, vraies, réelles, concrètes, comme il y a de bonnes philosophies qui les accompagnent ou qui les soutiennent ; comme il y a également de mauvaises pensées, trop abstraites, non vraies, non réelles, tordues, sinon fictives, pré-montées, planifiées, au sens qu’elles visent des intérêts, et que ces intérêts. Dans ces derniers cas, il n’y a aucune volonté de voir le réel, de voir la situation des hommes en société telle que elle se montre et se vit au quotidien. De mauvaises pensées qui accompagnent aussi, et qui sont soutenues par de mauvaises philosophies.
Il y a donc des vocabulaires pour ces deux types de pensée, ces deux types de philosophie, sans voie du milieu. Comment y voir clair car les mots sont souvent abusés ? Ils servent à tous ceux-là qui expriment des idées, mais ils cachent souvent le fond, l’absence de traces réelles de la vie des hommes.
J’ai encore bien d’autres questions quand j’aborde ce livre de Nizan. Mais qui sont ces chiens de garde ? Nizan n’écarte aucune question, a-t-il des réponses, pourquoi est-ce que je n’essaierais pas d’y voir clair ?
« La Philosophie-en-soi n’existe pas plus que le cheval-en-soi.
Pour l’auteur, « la Philosophie est un certain exercice de mise en forme qui réunit et ordonne des éléments de n’importe quel aloi : il n’y a point de matière philosophique, mais une certaine coutume de réunir des affirmations au moyen de techniques complètement vides par elles-mêmes ».
Depuis qu’on a cessé de croire en dieu, il en est ainsi pour la plupart des gens, on a fait appel à l’esprit ; on croit à la haute valeur de l’esprit, à la pensée bien pensée, à la raison, à des croyances que certaines personnes d’esprit fort peuvent indiquer comme voie à suivre en ce monde pour que celui-ci ne crève pas, pour qu’il ne se consume pas dans le chaos, pour qu’il devienne meilleur, pour qu’il mette en œuvre de bonnes intentions qui mettront l’homme à l’abri des vicissitudes et contraintes de la vie ?
Nizan, jeune, croyait en ces bonnes paroles, comme il croyait qu’il pouvait, lui aussi, être un de ceux-là, les privilégiés de l’esprit fort, et qu’il pouvait ainsi, comme un prêtre de l’esprit sauver « à chaque instant le monde par la vertu de ses maux de tête ».
Mais, avec le temps, ses toutes premières expériences de la vie d’un jeune apprenti-étudiant-philosophe de 20 ans, il a compris que les hommes n’aiment pas être dupés et qu’ils « n’ont pas tous une naïveté assez considérable pour croire qu’un agrégé de philosophie est en vertu de sa fonction un terre-neuve ou même une personne respectable ».
Voilà donc les philosophes replacés, reclassés en hommes d’esprit tels qu’ils sont ; des hommes convaincus d’être prédestinés à montrer la voie unique à suivre, on dit aujourd’hui la pensée unique, qui peut sauver l’homme. Mais cet homme est-il abstrait ? est-il opprimé ? est-il corrompu, est-il miséreux ? cela n’a aucune importance puisque chaque philosophe cadre sa pensée des hommes; il a un style, une architecture, une apparence systématique, - un livre va montrer ces préceptes formels, puisqu’il s’agit de cela, « de l’intelligence sans objet ».
Mais cette intelligence, quelle est-elle ? Elle sert à tout, dit Nizan, « elle est bonne à tout, elle est docile à tout ; cette passive femelle s’accouple avec n’importe qui ». En fait elle n’est qu’un outil ; pourquoi un ouvrier serait-il moins intelligent qu’un philosophe?pourquoi un autodidacte serait-il moins intelligent qu’un philosophe agrégé ? Rien n’est plus absurde que de considérer que certains hommes, de par leur seule fonction, - philosophe ou premier ministre - ou de par leurs seuls succès singuliers, - un sportif par exemple - seraient plus intelligents que d’autres, ou diraient mieux le vrai, et sur tous les objets d’étude, et sur tous les objets de vie.
Nizan aime ramener notre pensée vers des choses simples, concrètes, immédiatement essentielles, telle : les hommes naissent, ont certaines vies, engendrent et meurent ; certains sont flics, d’autres philosophes, d’autres putes, d’autres militants syndicaux. Et quid du reste ? quid de ce que l’on peut convenir ? Pour Nizan, c’est simple, c’est carré, « il y a d’une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l’Homme et d’autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent ». Voilà pourquoi il estime que les philosophes, ceux-là formés à l’école de philosophie, la plupart en fait, et non à celle de la rue, ceux-là, les premiers, qui ont l’impudence de ne s’attacher qu’à « l’élégance d’un argument, à la subtilité technique d’une solution, à l’habileté d’une telle jonglerie », ne s’intéressent qu’aux incarnations de la Philosophie et non aux hommes.
Et ces hommes, pourtant, ne sont pas si naïfs, ni simplistes, ils ne sont pas, du moins Nizan veut-il le croire, et le crois-je tout autant, « ils ne sont jamais des objets passifs, indifférents à la connaissance qu’on a d’eux, aux jugements dont ils sont le sujet, aux destins qui leur sont assignés ou promis, aux conseils qui leur sont gratuitement donnés ».
Les hommes sont plus exigeants, ils ont des problèmes réels, des pensées réelles, ils ont des aventures, des journées qui composent leur vie, des morts soudaines d’amis et de proches, ils forment une foule qui pense, oui, qui ose penser « contre la suffisance du penseur spécialisé », celui qui croit qu’il n’est pas lié à un corps, qui croit être un être sans coordonnées réelles.
« Il ne faut pas prendre pour son corps le vêtement de la Philosophie ».
Oui, qui peut croire qu’un philosophe est une tête sans corps ? Le mot d’ordre du philosophe devrait être « humain, trop humain ». L’éloignement de la « vallée des larmes » des hommes n’est pas une marque d’authenticité.
Voilà que je me retrouve, quand j’écris cela, au moment où je rédigeais un livre sur les entrepreneurs québécois qui avaient réussi en affaires. Je ne voulais pas parler pour eux, ni à leur place, ni même écrire sur eux, voilà pourquoi j’avais choisi cette voie de la recherche qu’on appelle l’ethnométhodologie qui seule, à mon avis, permettait à ces gens d’exprimer qui ils étaient, ce qu’ils vivaient avec le plus d’authenticité possible (même si rien ne les mettait à l’abri de la reconstitution mythifiée de leurs vies, ni de l’esbroufe, ni de l’imbécillité, ni de la couardise, ni de l’impudeur, ni d’un certain amoralisme, oui, rien…). Y suis-je parvenu ? je ne le sais pas, et surtout, je ne veux pas le savoir, j’ai bâti un livre qu’ils nous livrent, eux, parce qu’ils l’ont composé, ils sont les seuls auteurs, de leurs soucis, de leurs larmes, de leurs succès, dicibles et crus. Oui, j’étais profondément engagé dans cette démarche de recherche d’authenticité d’un texte d’universitaire, j’y ai cru, et je crois toujours que la seule voie possible de dire quelque chose sur l’homme, - pour celui qui se donne cette vocation d’écrire sur les hommes, - ne peut que démarrer qu’engagée dans « la présence et la matière humaine ».
« La philosophie va-t-elle demeurer longtemps encore un ouvrage de dames, une broderie de vieille fille stérile » ?
Les philosophes ont trop souvent l’air d’ignorer ce que vivent les hommes, ce qu’ils mangent, aiment et détestent, à tel exemple que Nizan aime rappeler crûment ce qu’écrivait Descartes, le maître à penser de la pensée, à propos de la vie des hommes « le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que feroit celuy de quelque ruisseau ». (dans, lettre à Guez de Balzac, Amsterdam, 5 mai 1631)
Pour Nizan, il est grand temps de mettre au pied du mur ces philosophes qui croient que leur pensées mènent le monde et de leur demander s’ils font partie de ce monde, et quel parti ils prennent quand ce Monde fait la guerre, colonise l’Afrique, délocalise une usine, rationalise la production…; à l’exemple d’Epicure qui « marchait au milieu des Athéniens. Epicure prenait parti ».
« Il n’y a jamais eu une philosophie indifférente… comme il n’existe pas de Vérité univoque, éternelle et connaissable… »
Bien sûr, dans les universités, on enseigne qu’il existe une, des, philosophies, qui montrent et servent le Vrai, l’Humanité et l’Esprit. Mais Nizan leur demande si ceux qui les défendent vivent comme des hommes vivants ou comme des vers. « Il n’y aucune raison d’écarter ce genre de questions. Il n’y a aucune raison de ne pas leur donner de réponses ».
Ces philosophes enseignants, qui sont-ils ? Au service de qui sont-ils, et pourquoi donnent-ils à penser que le monde, tel qu’il est, s’explique par leurs pensées (questions et réponses, comme dans les examens) ? Des pensées auxquelles rien n’échappe ? Pourtant, tant de choses leur échappent qui posent des questions laissées sans réponses : des guerres, des crimes, des sans-papiers, des faillites… Et partant, il n’est pas possible de juger que tout va bien en ce monde. « Il ne se peut pas qu’ils ne lisent jamais les journaux », dit Nizan. Les progrès de la raison- science- pensée-esprit ne donneraient-ils que des Idées de Bonheur, de Liberté et d’Homme, que des mots finalement qui ne recouvrent aucune réalité ? Il est possible, comme l’écrit Nizan, que certains philosophes ignorent ce qu’est une chaîne de montage, - ils n’en ont jamais vues – comme « la pensée des locomotives ne trouble pas les sorciers esquimaux », mais est-il quand même possible qu’ils puissent s’en sortir, voir autrement, rejeter leurs vieux modèles appris à l’école ? Difficile d’imaginer qu’ils renoncent à « leur carrière heureuse. Malgré la guerre » à nos portes. Il faut bien admettre que des connaissances par ouï-dire – celles-là qui n’ont pas été éprouvées - n’ont pas d’exigences ; elles ne peuvent inquiéter, elles n’ont pas de poids. Les guerres, la prostitution, le travail infernal en usine sont des objets philosophiques « dangereux », ils peuvent gêner le philosophe consciencieux ; mais comment celui-ci peut-il aller au bout de cette pensée qui mettrait à mal sa situation de philosophe gardien de l’orthodoxie? Parce que les événements du monde lui parviennent de loin, déformés, rabotés, il n’en voit que l’ombre, des ombres ; il ne peut en recevoir le « choc ». Il lui est alors interdit de comprendre au-delà, et de s’appesantir sur ces découvertes qu’il théorise de son mieux. « Il n’est pas en mesure de recevoir directement les chocs du monde ». Il est un philosophe infirme, comme l’est un médecin qui devrait donner des ordonnances par téléphone, ou un plombier qui voudrait réparer une fuite d’eau via Internet.
Nizan s’est heurté à Bergson qui l’a empêché, dans son apprentissage de la philosophie, d’aller aussi promptement, aussi sûrement qu’il l’aurait voulu. Aussi, se demande-t-il : « Quand serons-nous délivrés des chrétiens, de leurs confessionnaux, de leurs péchés et de leurs examens de conscience » ?
« Il ne se peut pas à la rigueur qu’un être s’accommode de n’être pas ». Et comme il semble que ce soit le cas, c’est l’intelligence qui prend le relai dans son monde où rien n’arrive réellement, et lui substitue une « illusion qu’il se passe quelque chose ».
« Le 14 juillet… l’âme, fille de dieu, servante de la grâce, céda la place à la Raison séculière et lui légua son antique grandeur », et, depuis ce temps, l’homme se réjouit de ce nouveau pouvoir, celui de se voir libre d’esprit, et de ne devoir rien à personne d’autre qu’à lui-même. L’homme de la pensée scientifique, la Révolution l’avait mis sur le devant de la scène – comme le philosophe nouveau assermenté à cette nouvelle liberté dont il doit montrer et justifier la finalité bourgeoise - était né définitivement, et il ne laisse rien, ni personne, depuis lors, lui ravir ce titre, ce poste, cette posture. La réalité n’a qu’à se soumettre au discours officiel d’une nouvelle philosophie scientifique, avec une éthique et une morale de classe bourgeoise. Mais quid de l’autre classe ?
« L’homme qui travaille ne moralise pas : il fait une morale ». Il n’a pas accès, comme l’écrit Nizan, à cette sagesse nouvelle et oisive, celle des « chiens de garde » de l’orthodoxie philosophique. Il n’a ni le temps, ni l’intérêt – sa cause est ailleurs, le plus souvent dans la survie – et son statut, celui que lui laisse sa position de travailleur-ouvrier-manoeuvre – on ne le désigne même pas par sa situation sociale, mais par « sa nature naturelle » d’être ignorant des valeurs d’en haut – l’enferme définitivement au niveau « de ceux qui n’ont ni l’énergie de se cultiver, ni celle de comprendre ». Triste prison, bien sûr ; mais écrit Nizan, « ces hommes n’oublieront pas éternellement leur indigence, leur douleur et leur humiliation ».
Nizan ne demande pas à la Raison si il a raison…
« Je partage après tout l’intuition de la nature, des animaux. Je ne croirai jamais que le destin des hommes soit une vie où tous leurs pouvoirs naturels sont offensés, où sont étouffées toutes les tentations humaines ».
C’est le postulat de Nizan, et il n’a aucune envie de le démontrer.
« Nous le sentons jusque dans nos jambes et dans notre peau. Cette affirmation sort de nos corps et de la place que nous tenons dans ce monde ruiné, où le progrès de la Conscience ne nous fait plus désormais illusion ».
Le soin qui occupe Nizan, c’est de lier sa pensée à l’utilité des hommes, il ne veut pas subir les formes de l’opinion commune, ou communément acceptée comme seule vraie pensée. Il voit comme celle-ci se répand et s’affirme grâce aux appareils d’État, comme elle requiert souvent la force brutale des polices et des juges, et aussi la force intellectuelle de l’université, sorte de levier spirituel de l’État. Les professeurs de philosophie sont des artisans, habiles fabricants de manuels, et montreur de la doctrine officielle. Et quand celle-ci n’existe pas, qu’à cela ne tienne ; avec une grande rigueur, et une grande obstination scientifiques, « mettons-nous au travail et, dans trois ans, nous aurons une morale ». (Durkheim, cité par Nizan)
Mais quelle utilité pour l’homme ? Nizan répond qu’il faut le leur demander, son matérialisme ne lui dit pas que les pensées ne sont pas efficaces, mais « seulement que leurs causes ne sont pas des pensées », ni non plus leurs effets. Il faut donc aller à l’expérience réelle, aux sources de la perception, là où sont les vraies épreuves du monde, « au centre de la bataille entre le concret et l’abstrait, entre le matérialisme de la vie vécue et l’idéalisme des perceptions sociales ».
Pour Nizan, « il y a présentement une crise dans le monde… et tous les hommes connaissent la peur… cette crise est arrivée au moment même où le monde se sentait prospère et confiant… Il n’y a pas eu de signes, ni d’Annonciations au milieu de la nature…
…les penseurs, les politiques, les professeurs d’économie, les diplomates, les banquiers, et ceux que les flatteurs nomment capitaines d’industrie s’assemblent et découvrent que tout ne va pas dans le monde comme le voudrait l’ordre des nations et comme l’exige le profit ».
Nizan écrivait cela en 1932, il y a donc 80 ans. Quelle différence avec ces crises d’aujourd’hui, celle de la dette, celle de l’Euro, celle du chômage, celle des profits, celle des guerres – « Quelques-uns commencent à trouver séduisant le visage de la guerre. Les fabricants d’armes prennent des commandes » - ?
Aucune. Le monde et ses atermoiements ne changent pas.
Toujours en 1932, « que font ici cependant les hommes qui ont pour profession de parler au nom de l’Intelligence et de l’Esprit ? Que font ici les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas… l’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne le fut jamais ».
Il faudra du temps, peut-être des années encore, aux philosophes, « pour s’apercevoir vraiment que dans la France, comme dans le reste du monde, une certaine économie, une certaine politique, une certaine civilisation sont en train de mourir ».
Je crois bien que le monde et la France ont atteint ce stade aujourd’hui. Que propose Nizan? Peu de choses. « Aucune dénonciation n’est inutile : tout est à dénoncer. Ayons cette patience des tâches humiliantes ». Il sait que demain la machine à écrire peut se changer en armes de guerre. La sienne ? Celle de la plume ; il l’offre à la révolution, « averti de la charnelle servitude humaine ».
Pour lui, il n’est pas question de faire quelque chose pour les ouvriers.
« Mais avec eux. Mais à leur service. D’être une voix parmi leurs voix. Et non la voix de l’Esprit. Il est question d’être utile. Et non de faire l’apôtre ».