Une critique du livre « La pratique du roman », que mon fils m’invitait à lire, tout en me disant que cet article disait tout et l'essentiel de la littérature, selon son humble opinion, est paru dans le journal Le Devoir.
Cela dit, je te remercie Charles, je l’ai lu, j’ai apprécié, et je me suis fait quatre petites réflexions.
1/ L’article dit que le roman se « définit non pas seulement comme une forme littéraire mais comme un mode privilégié d'exploration du monde et de l'existence».
Robert Louis Stevenson serait d’accord avec ça, il va même au-delà, qui a écrit de beaux textes sur la profession et la moralité de l’écrivain, dans des essais sur l'art de la fiction, et sur la littérature en général considérée comme un art: pour lui « la narration maîtrisée est l’expression la plus complète des puissances mises en œuvre par la littérature – de même que la représentation artistique la plus complète qui soit de l’esprit des hommes comme des affaires du monde ». Et, outre l’importance qu’il accorde aux dialogues dans ses textes, qui viennent dramatiser, comme au théâtre, il donne une place privilégiée à la littérature philosophique car le langage n’est pas seulement le dialecte des sentiments, il « est aussi ce par quoi nous formons et exprimons nos pensées », et, quand nos réflexions et jugements, moraux ou politiques, « dans la mesure où ils se désengagent des formes narratives pour s’organiser si précisément qu’ils peuvent se tenir par eux-mêmes », voilà définie cette grande forme littéraire légitime qu’est la littérature philosophique. Aussi, ajoute-t-il, « le premier devoir de l’artiste est-il de faire sa matière de ce qu’il aime, de ce qu’il désire, de ce qu’il hait, de sorte qu’il s’engage tout entier dans son œuvre ». Le choix des mots importe pour Stevenson, puisque c’est le matériau de base, « le dialecte même de la vie » ; le roman – qui est une oeuvre d’art pour Stevenson – « existe non par ses ressemblances avec la vie, inévitables et matérielles comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence avec elle, différence délibérée et significative, constitutive de la méthode et du sens de l’œuvre ».
2/ Plus loin toujours dans ce même article on peut lire : « Le roman, continue Bismuth en citant Kundera, est ce territoire où le jugement moral est suspendu, où l'on apprend que le monde est plus compliqué qu'[on] ne le pense. Sommes-nous encore capables de cette expérience? »
Cette allusion au jugement moral me fait penser à un éditeur qui refusait de publier mon livre sur les entrepreneurs à succès prétextant que l’un d’entre eux, - il faut avouer que ce dernier était un peu pervers - avait une position antisyndicale trop affirmée, et que cela était impubliable dans sa maison, au nom d’une sorte de morale éditoriale. Je lui ai répondu qu’il n’avait rien compris au livre. Chacun des entrepreneurs se livrait « nu comme un vers », se racontant, et exprimant qui il était, et ce qui avait fait sa force et finalement sa réussite. J’ajoutai que je ne voulais pas montrer un type d’entrepreneur à succès idéal, ça, il y a plein de livres et manuels de gestion qui le font très bien afin que les étudiants aient des modèles à copier, à imiter si l’on veut. Je voulais que l’on « comprenne » ces gens, leur profil, comme leur parcours de vie, c’est le sens que je donnais à cet essai, puisque c’est de cela qu’il s’agit, et qu’on les comprenne, non pas au sens où l’on pourrait ou devrait les approuver, sorte de jugement moral, mais au sens où l’on apprend, où l’on sait, qui ils sont vraiment. Je ne cherchais pas non plus d’explications secrètes pour leurs succès, cela est plus complexe, je souhaitais seulement qu’on les connaissent mieux, qu’on les aime ou non.
3/ Plus loin, dans l’article : « On ne lit pas un roman, comme le croit Oprah Winfrey, pour améliorer nos vies; on devient lecteur pour approfondir notre expérience du monde ».
Bien sûr, lisant, on approfondit notre expérience au monde, mais il y a aussi un corollaire tout simple : on peut aussi s’aider à vivre de ce qu’on lit, et de ce que ces lectures nous apprennent de la vie et du monde, et partant, sans doute, améliorer la sienne propre. Je ne me dis pas au départ qu’un tel livre va améliorer ma vie ; mais comme je le répète souvent, quand je lis un texte de Kertész ou de Michon, ou de Cioran, ou encore de Genet, que je viens de découvrir, ou de Declerck, je ne sors jamais de là « indemne ». Voilà pourquoi, sans doute, j’ai été influencé par cette « image » de Don Quichotte qui ajustait sa vie aux romans de chevalerie qu’il lisait ; est-ce une manière pour moi d’échapper à la vie réelle ? on peut le dire ainsi ; mais cela me plaît beaucoup, la mort est si proche.
4/ L’article cite Louis Hamelin : « L'idylle, c'est la tentation du paradis perdu, la quête d'un lieu protégé de la réalité, capable de tenir à distance le bruit et la fureur du monde. Le roman se nourrit de conflits, le flux constant de l'Histoire le nourrit, là où l'idylle, qui en est la négation, le condamne à la sous-alimentation».
Bien sûr idylle et histoire se côtoient et s’interpénètrent ; pas facile de voir et de démêler le vrai - et le réel - de l’imaginaire ; mais faut-il le faire, ou laisser faire ? cela, à mon avis, n’a aucune importance et pour l’écrivain, et pour le lecteur. Le roman, par exemple, est beaucoup plus qu’une fiction, il « dit » la vie, et il la montre parfois mieux que la vie elle-même, tellement il l'explore de façon approfondie. Étrange sans doute pour certains qui ne le voient pas ainsi ; mais voilà, c’est le coté « mystérieux » du roman, de l’écrit tout court, du langage.