Charlotte Delbo
« Auschwitz et après »
TOME I « Aucun de nous ne reviendra »
Il est difficile de rappeler un livre comme celui-ci, qui raconte, ou plutôt, qui restitue des moments de vie qu’il est difficile d’imaginer si nous ne les avons pas vécus.
Il en est ainsi pour tous ces livres qui montrent des traces, des moments de vie, des fragments d’êtres qu’il est difficile de recomposer tellement cela serait inutile. Oui, nous n’y entendrions rien, cela n’est pas possible. Nous, lecteurs, sommes impuissants devant ce qui est écrit, décrit, montré, ou simplement évoqué dans ce livre, et qui nous est inaccessible. Il est resté si peu de gens de ces gens qui ont vécu ces moments et ces êtres dans ce que furent les camps d’extermination nazis.
Charlotte Delbo a écrit son Auschwitz à elle, elle ne le décrit pas, elle le montre par bribes, par fragments de témoignages, par ses sentiments, par sa poésie. Comment être poète en montrant de tels souvenirs ? il faut lire ses textes, c’en est plein. Jamais de mélo inutile, jamais de mots méprisants à propos de leurs hôtes méprisants, que des évocations qui nous laissent tout deviner, tout imaginer, tout croire. Nous approchons la souffrance, la mort. Rien de plus vrai que les images que nous construisons, lisant ces textes.
L’incipit, à la première page : AUSCHWITZ.
« Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent
sont justement ceux-là qui partent,
une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais
arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais
revenus.
C’est la plus grande gare du monde ».
Le lieu :
« C’était une plaine désolée
au bord d’une ville
La plaine était glacée
et la ville
n’avait pas de nom ».
Le premier dialogue :
- « Il y a longtemps que tu es ici ?
- Cinq semaines.
- Moi, seize jours.
- Et tu crois qu’on peut tenir ?
- Il faut essayer.
- Pourquoi… Pourquoi lutter puisque nous devons toutes…
- Le geste de sa main achève. La fumée qui monte ».
La nuit, les morts, l’appel, la neige qui recouvre les morts qui attendent, le silence, les chiens qui broient du vivant, du mort, le SS s’amuse. L’atmosphère est lourde, mais l’auteur la décrit, non la revit plus qu’elle ne la décrit ; on est pris par les mots qui s’alignent dans le texte, les images qui défilent dans notre tête, les sentiments qui montent en nous et qui atteignent le cœur, qui étreignent l’âme.
Dans l'enfer du camp, certaines femmes vivent, ou plutôt, survivent, d’autres meurent. Cesse de les regarder, « mange ta soupe, dit Cécile. Elles, elles n’ont plus besoin de rien ». Elle les regarde quand même.
L’appel, un jour comme les autres :
« Les SS en pèlerine noir sont passées. Elles ont compté. On attend encore.
On attend.
On attend le jour parce qu’il faut attendre quelque chose.
On n’attend pas la mort. On s’y attend.
On n’attend rien ».
« Nous étions là toutes, plusieurs milliers, debout dans la neige depuis le matin – c’est ainsi qu’il faut appeler la nuit, puisque le matin était à trois heures de la nuit ».
Le chien du SS:
« Le SS tient son chien en laisse. Lui a-t-il donné un ordre, fait un signe ? Le chien bondit sur la femme, lui plante ses crocs dans la gorge. Et nous ne bougeons pas… Le SS tire sur la laisse. Le chien se dégage. Il a un peu de sang à la gueule. Le SS sifflote, et s’en va ».
Le lendemain, le jour même, le surlendemain, hier, peu importe, tout le temps est pareil ; tout se répète. Les femmes ne sentent plus l’effort, à force, leurs corps marchent en dehors d’elles. « Possédées, dépossédées. Abstraites ».
Chaque jour, chaque soir, tout le temps, c'est l'appel: (c'est fou ce que les Allemands ont tenu une comptabilité stricte et systématique des comptes des camps: des vivants, des morts, des dents, des cheveux, "name it".) la SS compte, les femmes se comptent, - où est Antoinette ? au Gaz ? on ne peut imaginer autre chose. Elles retrouvent la jambe d’Alice, elle aussi manquait à l'appel, sur le sol gelé, on dirait un bout de mannequin, - elle le savaient, mais elles ne voulaient pas le savoir - elle est couchée dans la neige. « Nous l’avons vue longtemps. Un jour, elle n’y était plus. Quelqu’un avait dû la prendre pour faire du feu ».
Chaque jour, les femmes marchent vers le marais, le marais couvert de brouillard, de glace, de boue parfois, elles suivent les godasses de celle qui les devancent, elles marchent sans rien voir. « Les insectes sont muets » ; seuls témoins, ils sont sans voix devant le macabre défilé. « Tout au long du parcours, les coups de bâton sur la nuque, les coups de badine sur les tempes, les coups de lanière sur les reins ».
« C’est le jour sur le marais où s’épuisent des insectes aux yeux d’épouvante.
La bêche est de plus en plus lourde.
Les porteuses portent la trague de plus en plus bas.
C’est le jour sur le marais où meurent des insectes à forme humaine ».
Les jours se suivent, mais pour elles, il n’y a pas de jours qui se suivent, ce sont toujours les mêmes jours. Elles marchent la tête haute, elles doivent apparaître saines - la SS les interroge du regard, compte - ou les pieds devant, elles n'étaient pas saines, c’est selon. C’est la même chose du côté des hommes.
« Un homme qui ne peut plus suivre.
Le chien le saisit au fondement.
L’homme ne s’arrête pas.
L’homme marche avec les crocs du chien dans la chair ».
Des femmes manquent à l’appel. C'est pourquoi l’appel n’en finit pas ce matin-là. Le compte n’y est pas, il faut que le compte y soit. Les SS s’agitent, cherchent. Le chien trouve. Il traîne une femme qu’il tient à la nuque par la gueule. Quelqu’un dit « Espérons qu’elle était morte ».
Et quand c’est la fin, toutes, - « elles étaient nues sur les planches nues. Elles étaient sales et les planches étaient sales de diarrhée et de pus » - oui, toutes, elles disent « Cette fois-ci, je vais claboter, (clamser) » pour montrer qu’elles n’étaient pas faibles à elles- même, pour ne pas faire solennel aussi, compliquant ainsi la tâche des survivantes qui devaient, ou croyaient devoir, à leur retour, rapporter des paroles plus solennelles aux parents de celles-ci.
La fin :
« Aucun de nous ne reviendra. Aucun de nous n’aurait dû revenir ».