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Amélie Nothomb: « Je suis ce que je peux être. Je ne maîtrise pas ce que je suis et encore moins les regards que les autres posent sur moi »

Publié le 31 janvier 2012 par Donquichotte

Amélie Nothomb

« Stupeurs et tremblements »

C’est un texte qui électrise ; j’ai rarement lu quelque chose d’aussi net, précis, direct, sans artifice de langage, comme la trajectoire d’une balle de revolver. C’est aussi un texte cruel, dur – on n’est jamais certain que les écarts culturels qui sont montrés, entre société nipponne et société occidentale, avec une telle cruelle exactitude puissent être ou ne pas être réels -  mais c’est aussi un texte plein d’ironie – elle aussi cruelle – et plein d’humour, un humour plutôt insolite que plaisant, et plutôt absurde que comique.

Encore une fois, avec Amélie Nothomb, le texte est autobiographique – elle a vraiment  été embauchée dans cette entreprise japonaise, comme interprète, puis reléguée à un poste très inférieur (celui de « madame pipi ») – et Amélie le dit elle-même, quand le lecteur voudrait croire qu’il en est autrement : « je suis ce que je peux être. Je ne maîtrise pas ce que je suis et encore moins les regards que les autres posent sur moi ».

À ce sujet, je me rappelle l’entrevue qu’elle avait accordée à l’émission de Christiane Charrette (Radio Canada) au moment de la sortie de ce livre. L’animatrice ne peut croire une seule seconde qu’une pareille expérience ait pu lui arriver. La seule réponse de Amélie Nothomb a été : « vous croyez ce que vous voulez croire ».

À l’époque – celle du roman, on est en 1990 – Amélie Nothomb est alors de retour au Japon – elle est née dans ce pays, et y a passé une grande partie de son enfance - et elle souhaiterait y vivre à la japonaise. Elle est embauchée dans une grande entreprise d’import-export. Elle en accepte les codes, les règles, elle les subit de façon atroce et l’expérience est une catastrophe, c’est la petite histoire d’une déchéance à peine imaginable. C’est très singulier, c’est sans doute unique – la fiction aide à rendre ce vécu encore plus mordant, plus acide, plus suffoquant, plus amer – mais qu’est-ce que cela révèle ? Un fantasme ? Une réalité trouble ? Un écart interculturel infranchissable ? Le problème d’une femme que l’on dit si peu apte à vivre normalement, j’entends, comme la moyenne des gens ? Mais pourquoi faudrait-il qu’elle vive dans la moyenne ? je crois bien qu’elle préférerait mourir.

Je cite longuement l’article qui suit – les mots d’Amélie Nothomb disent mieux d’elle ce que je ne saurais qu’imaginer, et sans doute trafiquer, les disant autrement.

"L'autogéographie d'Amélie"GENEVIÈVE SIMON

Vous êtes un phénomène unique dans le monde littéraire d'aujourd'hui. Qu'est-ce que cela signifie pour vous ?

"Cela ne veut pas dire grand-chose. Cela aurait un sens si j'avais le choix, si je pouvais être autre chose que ce que je suis. Je ne suis pas capable d'être différemment, de parler différemment, de vivre différemment. Donc je suis de la seule façon que je peux être. Et cela ne me paraît pas plus phénoménal dans mon cas que dans le cas de n'importe qui".

Vous reconnaissez avoir été élevée dans le culte de la littérature. Quelle influence cela a-t-il eu sur votre parcours ?

"Cela a eu une influence considérable sur l'être humain que je suis, indépendamment de l'écrivain. Être élevée dans le culte de la littérature, c'est une manière de vivre. On ne perçoit pas les choses de la même façon, on ne vit pas de la même façon quand on a beaucoup lu. On a peut-être plus de respect, plus de lenteur dans ses perceptions, on se pose plus de questions. L'erreur serait de croire que cela mène à écrire. C'est tout le contraire. Le fait d'avoir beaucoup lu intimide : pourquoi est-ce que j'irais écrire alors qu'il y a Stendhal ? Si j'ai commencé à écrire, c'est parce que, pour des raisons mystérieuses, je n'ai pu faire autrement. Cela m'a échappé et continue à m'échapper".

Dans le roman, vous reprenez l'étymologie de «maladie» : mal à dire. Si on parvient à dire, on ne souffre plus. Dire, écrire, est-ce pour vous une façon de guérir de quelque chose ?

"J'imagine, mais je ne sais pas de quoi. Quelque chose qui est de l'angoisse du vide, certainement. Le fond de «Biographie de la faim» est aussi une angoisse du vide permanente. Une des phrases clés du livre est : «Là où il n'y a rien, j'implore qu'il y ait quelque chose ». Et cela reste valable tous les jours".

Le texte de Stupeurs et tremblements est pour moi d’une ahurissante ironie ; de bout en bout, l’auteur ne laisse pas de repos au lecteur, le texte porte à l’extrême chacune des idées, ou faits, ou événements qui y sont relatés. L’auteur les poussent dans leurs contreforts les plus inatteignables, à une vitesse proche de l’éclair, avec si peu de mots – sa grande qualité d’écriture – avec une raideur et une rigidité toutes nippones, avec aussi une sorte de scélératesse vengeresse, le lecteur, c’est-à-dire moi, un occidental, partage ce sentiment, (« ses yeux séchés me vrillèrent de haine ») il n’est d’aucune façon blessé ; il y voit de la haine contre de la haine, de la vengeance contre de la vengeance. Je vois Amélie, qui se voyait devenir dieu, et qui n’est finalement que jésus - ironie mordante au fil des mots, au fil des pages, dans une atmosphère surréaliste qui exulte – oui, je la vois qui réalise parfaitement le monde absurde où elle est tombée, et la seule fonction qui se présente au terme de son emploi, celle de responsable des chiottes, le seul monde réel, ici et maintenant: « Quand l’apocalypse aura fait son œuvre, les cités ne seront plus que des chiottes. La chambre douce où tu dors, les personnes que tu aimes, ce sont des créations compensatoires de ton esprit. Il est typique des êtres qui exercent un métier lamentable de se composer ce que Nietzsche appelle un arrière-monde, un paradis terrestre où céleste auquel ils s’efforcent de croire pour se consoler de leur condition infecte. Leur éden mental est d’autant plus beau que leur tâche est vile. Crois-moi : rien n’existe en dehors des commodités du quarante-quatrième étage. Tout est ici et maintenant ».

 Addendum :

Lorsque j’étais professeur de gestion à l’université du Québec à Rimouski, j’ai fait un test avec ce livre de Amélie Nothomb. Je ne faisais pas de l’analyse littéraire, - ce n’est pas la bonne faculté - mes étudiants étaient de braves étudiants en « gestion d’entreprise » et les objectifs importants de leur projet d’études sont de comprendre ce qu’est une entreprise dans la vie réelle, et de connaître et apprendre, certains modes et techniques de gestion. Avec cet exercice, je voulais, avec eux, voir dans le texte de Nothomb, des éléments qui montrent « l’entreprise japonaise », ou si l’on veut, les « méthodes de gestion à la japonaise ».

J'ai demandé à mes étudiants deux devoirs, à  deux semaines d’intervalle.

Question la première semaine : lisez ce livre d’une traite, puis, dans les minutes qui suivent immédiatement votre lecture, écrivez brièvement votre premier sentiment, votre première impression. Ils ne connaissaient pas la question de la deuxième semaine, et ils se demandaient bien où je voulais aller avec un tel exercice.

Voici l’une de leurs réponses.

 Cri du cœur / Raisonné / Lucide et vengeur / Triste et amer,

Antiraciste et raciste / Néanmoins, paradoxalement, respectueux.

Question la deuxième semaine : relisez ce livre une deuxième fois. Mais là, tentez de repérer tous les thèmes de gestion qui apparaissent à travers cette aventure, que l’on imagine autobiographique (?), vécue par la narratrice, (ou Amélie Nothomb) dans cette entreprise japonaise.

L’hypothèse que je faisais était la suivante : Amélie Nothomb, qui a vécu plusieurs années au Japon, et qui a travaillé effectivement dans cette entreprise import-export, rapporte dans son livre tous les éléments essentiels qui fondent, ou si l'on veut, qui montrent ce que nous appelons « le modèle japonais de gestion ». Évidemment, j’avais lu le livre, et j’avais été frappé par le contenu de gestion que le livre, un roman, révèle. Le fait d’en faire une analyse plus systématique avec les étudiants – avec un regard « gestion » - allait-il révéler quelque chose là-dessus? C’était le but de l’exercice. Je crois que le résultat est assez concluant : voici en résumé les principaux éléments de gestion qui ont été repérés par le groupe d’étudiants, et le résumé que le groupe m’a rapporté. On peut comprendre ces résultats sur tous les tons... Mais ce qui importe, les « mots » rapportés ici par les étudiants sont cités textuellement à partir du roman :

Au sujet des règles et devoirs nippons :

« On ne saute pas de niveaux hiérarchiques, sauf en descendant… / on ne peut se rendre coupable de crimes d’initiative / que l’on vous donne « carte blanche » lors d’un travail ou projet, est au Japon exceptionnel / le sommet de l’injure, c’est si l’on vous traite « d’individualiste » / le « pragmatisme » est odieux et digne d’un occidental / on ne peut « parler pour arranger les choses », cela ne fait que les empirer /  la « délation », si elle intervient, pour faire respecter un règlement, relève presque que du code de l’honneur / vous ne pouvez briguer une promotion si vous n’y avez pas droit /  l’occidental est vil, bas, lorsqu’il place sa vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie / il n’est pas rare que l’employé demeure toute la nuit au bureau s’il y a une échéance à respecter / une logique singulière : il arrive que les comportements très autoritaires des japonais suscitent les cas les plus hallucinants de déviance / le Japon est le pays qui sait ce « que craquer veut dire » / le président d’une compagnie nippone, lieu de torture s’il en est, peut être un magnifique être humain, c’est à n’y rien comprendre ».

Au sujet de la femme travailleur japonaise :

« Elle doit résister à tant de corsets physiques et mentaux, de contraintes, d’écrasements, d’interdits absurdes, de dogmes,… qu’il est gênant de les énumérer / et qu’il faut l’admirer « qu’elle ne se suicide pas » /parce qu’on lui « coule du plâtre à l’intérieur du cerveau » / et quoiqu’elle fasse, elle est une honte, une vulgaire, une immonde, une putain, une truie, une vache,… Et elle ne doit pas espérer que la vie lui apporte quoi que ce soit; elle ne peut espérer que travailler, et elle a peu de chances, vu son sexe, qu’elle puisse s’élever dans la hiérarchie / Peu d’espoirs donc, mais que des devoirs stériles : être irréprochable, et qu’on n’entende pas le bruit qu’elle fait si elle va à la toilette /  Son devoir est de se sacrifier pour autrui,… et elle ne doit pas jouir de l’instant; elle doit laisser cette erreur de calcul aux occidentaux ».

Revenons aux japonais, en entreprise :

« Le suicide dans la société japonaise est un des plus hauts espoirs que l’humain puisse nourrir / En vérité, il vaut mieux éviter la volupté puisqu’elle fait transpirer / Le Japonais possède un des droits humains les plus fondamentaux : celui de rêver. La Japonaise n’y a pas droit / Aux yeux d’un Japonais, on ne travaille jamais assez / Et le Blanc, qui sue,… pue le cadavre / Et si le Japonais le dit tout haut (que le blanc pue), en présence même d’un Blanc, c’est que le Blanc ne compte même pas / Le Japonais, s’il est le chef, n’a rien à se reprocher; encore moins à se justifier de quoi que ce soit, dans ses ordres / Mieux, quand il exerce son autorité, de façon extrême, il peut  écraser le subalterne, il adore ça / Et cela, même si aux yeux d’un occidental, la soumission du subordonné est absolue face à l’autorité / Et la compassion du Blanc envers un Japonais qui vient d’être écrasé par son patron est vue comme ridicule; même plus, elle est insultante. Aux yeux du Japonais, cette compassion  diminue la personne envers qui le Blanc a de la compassion / Le Japonais ne démissionne jamais, c’est « perdre la face » / Le sabotage est un des pires crimes nippons / Les jeunes Japonais pratiquent souvent le « révisionnisme soft » / Au Japon, l’entreprise, c’est l’existence. Entre « lire cela, et le vivre », il y a un mur de différence /  En dehors de l’entreprise, pour le travailleur japonais, il y a… la bière obligatoire, le métro bondé, les enfants déjà lassés,… « rien finalement qui ressemble à la vie » / Mais, mais, on ne quitte pas un emploi sans y mettre les formes. On rencontre chacun des niveaux hiérarchiques, « la consigne est de prendre tous les torts sur soi, » / Et, surtout si l’on est occidental, on doit convenir « de l’infériorité du cerveau occidental par rapport au cerveau nippon ».

Bref, tout se passe au Japon, comme dans l’ancien protocole impérial, il est précisé que devant son chef, l’on doive s’adresser à lui, comme on le faisait devant l’empereur, i.e. avec « stupeurs et tremblements ».

« Et un Japonais qui s’excuse pour de vrai, cela arrive environ une fois par siècle ».

Voilà ce que Amélie Nothomb a appris dans son passage d’une année au sein d’une entreprise japonaise. Et cela, même si le grand patron de l’entreprise, au moment de son départ, lui a dit : « je vous comprends de quitter, mais vous n’avez pas eu de chance » (celle d’avoir la chef qu’elle avait), et que, si elle changeait d’avis, elle serait la bienvenue dans son entreprise à nouveau, Amélie Nothomb fut « presque triste de quitter devant une bonté si convaincante ».

Ce livre a valu à Amélie Nothomb le Grand Prix du roman de l’Académie française en 1999.



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