Voici un roman que j’ai beaucoup aimé, mais vraiment très dérangeant, et qui porte son titre à merveille.
Quand meurt Karsten Wiig, c’est un bien piètre cortège qui l’accompagne dans sa dernière demeure. Peu de monde, et des gens qui ne semblent pas vraiment proches de lui. A l’instar du très célèbre magistrat Edvard Frisbakke, maintenant un homme âgé, mais qui a combattu des années durant contre les injustices et surtout est devenu célèbre dans ses procès contre les personnes accusées de pédophilie.
Ce n’est qu’au cours du récit de la vie de Karsten qu’on comprend la présence du vieux magistrat. Karsten a été marié et très amoureux de son épouse Marianne. Ils ont eu deux petites filles, dont le papa était totalement gaga. Mais, comme de nombreux couples, la vie, la routine, la fatigue et les contraintes dues au travail ou aux enfants dont il faut s’occuper va éloigner les deux époux l’un de l’autre, jusqu’à ce que Karsten ait une liaison. Bien banal, me direz-vous. Oui. Sauf que Marianne ressent que quelque chose cloche, qu’il faut parler, mettre le holà à ce délitement lent et insidieux qui chaque jour sépare un peu plus le couple. Quand elle apprend que son mari l’a trompée, elle devient folle de rage. Elle le flanque dehors et se rue alors chez l’homme de loi. Pourquoi lui ? Pourquoi pas un bête avocat pour un divorce classique ? Parce que Marianne a perdu la confiance de son époux et qu’elle est taraudée par des doutes. Des doutes qu’elle ne peut mettre en mot, mais qui deviennent des obsessions. Et si ?
Et si le père avait eu un comportement dénaturé avec ses filles ? Une fois la question clairement posée par Frisbakke, impossible de revenir en arrière. Il est comme un chien à qui on aurait donné le plus bel os à ronger et ne le lâchera pas avant de s’y être fait les dents. Il va vouloir attaquer, mordre, faire mal et vaincre. D’autant plus que le sujet le mine depuis son enfance, et qu’il en fait son cheval de bataille, alors que c’est une croix qu’il porte. C’est un combat qui s’engage, dans lequel le père n’a plus son mot à dire, dans lequel il est reconnu coupable. Marianne ne peut pas non plus faire machine arrière, et ne peut empêcher son esprit de revenir sur tous les moments passés en famille, pour les ausculter à l’aura de cette révélation : les bons moments passés deviennent des moments pervers, chaque geste de son ex-mari est décortiqué, analysé et catalogué comme étant suspicieux. Seule Barbara, sa maîtresse de Karsten chez laquelle il s’est réfugié est prête à le croire, et elle seule va le soutenir tout au long de sa vie, même si vers la fin le doute l’assaille aussi, parfois.
C’est le doute inverse qui empêche Edvard de dormir, nuit après nuit. Au fil des ans qui passent, le juge n’est plus si sûr de son jugement et accepte tant bien que mal l’idée d’une possible erreur judiciaire. Mais Karsten est coupable à vie, parce que marqué du sceau de l’infamie. Coupable aux yeux de tous, si bien que parfois il ne sait plus bien qui il est vraiment, ni si son comportement n’a pas, effectivement, parfois dérapé… Même absout par la justice, il gardera sur lui le parfum de la prison et le regard des gens qui le transperce, le tue.
Malgré cela, cet homme seul essaie de reconquérir ses filles, de renouer le dialogue, de les revoir, leur parler. Il voudrait pouvoir se racheter, à défaut d’effacer le passé. Mais même les petites filles devenues grandes ne réagissent pas de la même manière à leur passé, et face à leur père…
Un sujet qui fait frémir, bien sûr. D’autant plus qu’ici tout n’est que non-dits, allusions. Tout est trouble justement, et on ne sait jamais vraiment qui croire. Le père est-il un abominable salaud qui a abusé sexuellement de ses filles ? La mère fabule-t-elle ? Quelles sont les preuves ? Chacun des personnages ressent ce drame avec sa propre perception et on ne peut dire vraiment qui a tord ou raison, puisque chacun d’eux est honnête avec lui-même. On comprend tour à tour leur position, même si elle est incompatible avec celle d’un autre membre de la famille.
C’est une tragédie que vivent ces gens-là, et le fait de savoir après tout si tout cela a bien été réel ou pas n’a même plus d’importance, des années plus tard. Tous ont été marqués de cette accusation, tous en ont souffert et aucun d’eux ne pourra passer outre et l’oublier. Reste, pour certains, ce trouble, au fond du cœur…
Un livre magnifique sur un sujet difficile, mais qui réussit brillamment à ne jamais tomber dans le pathos ou le voyeurisme, à garder toujours une pudeur face à ces personnages détruits. A lire !